Bien qu’une dizaine d’artistes en composent l’affiche, Tous les chemins mènent à Schengen ne constitue pas une exposition ordinaire où l’on viendrait simplement contempler des œuvres… La thématique du « projet » ne donne pas lieu à de belles images ou à des installations spectaculaires ; elle constitue plutôt une sorte de plate-forme : le point de départ d’un parcours réflexif ou d’une démarche militante. L’art est ici prétexte à engagement.
La manifestation s’accompagne d’ailleurs d’un certain nombre de propositions pratiques dont on trouvera le programme détaillé sur le site internet du Frac Lorraine. Parmi celles-ci, conduite par Hervé Foucher, Aléas Schengen : une marche à pieds de cinquante kilomètres (en deux jours), sur le modèle de Viaschengen, une performance de Claudia Passeri, dont l’exposition recueille les traces. Il y a quelques années de cela, à l’invitation du Land, la jeune artiste luxembourgeoise avait pris son bâton de pèlerin, depuis la capitale du Grand-Duché jusqu’à cette ville devenue mondialement célèbre pour avoir accueilli la signature des accords de 1985.
Autre proposition alléchante, Randonue, qu’évoque indirectement l’affiche de l’expo (un photogramme tiré du film Mot Naturen, du Norvégien Ole Giæver) montrant un homme en train de courir, le bas du corps dénudé, en pleine nature. (Une marche naturiste en terre sarroise pour contourner la sensibilité pudique des Français.) Remarquons encore, une mystérieuse et mystique Marche lunaire, promettant rien de moins qu’une « promenade à la rencontre des vibrations astrales »…
Abordée d’un point de vue politique ou poétique (l’un n’excluant pas l’autre), la question de la marche évoque d’autres questions plus graves. De quoi Schengen est-il le nom ? Que reste-t-il de cette utopie de libre circulation des populations et des richesses lorsque le souci des partenaires européens semble avant tout, désormais, d’assurer l’étanchéité du territoire face aux flux migratoires ? En estompant ses frontières intérieures, l’espace Schengen a-t-il fait autre chose que déplacer les limites de l’étrangeté (in)acceptable au détriment d’une partie considérable de l’humanité (au sens physique et moral du terme) ?
Face à la situation désespérée et désespérante des exclus de la mondialisation, il aurait paru indécent d’esthétiser outre mesure la figure du migrant pour en faire le personnage héroïque d’un mélodrame larmoyant. L’artiste se garde bien de trop tirer sur la corde sensible. Son geste consiste, simplement, à placer l’observateur face à des faits qui se mesurent de manière rigoureuse, à coups de statistiques et de cartes. Ce travail, décalé au sein d’un centre d’art, paraît salutaire. Passé un moment de légère déception (il n’y a pas grand chose à admirer), on se sent reconnaissant de n’être pas traité comme un simple consommateur culturel.
Dire que la portée documentaire et la dimension pratique de l’exposition prennent le pas sur sa valeur esthétique reviendrait d’ailleurs à ignorer la tendance actuelle de l’art contemporain à s’emparer d’archives historiques et de matériaux sociologiques pour dégager sa production de l’enfermement muséal où la cantonnent généralement les institutions. Si la pratique de la marche ambitionne, visiblement, de dynamiser un rapport statique à la production culturelle, la dimension artistique se révèle progressivement, dans les plis d’une géographie politique qui, tout en creusant les analogies et les généalogies : la légende du Juif errant (Duplication, de Beat Lippert), l’histoire des tziganes (Le dernier voyage, de Mathieu Pernot), l’émigration algérienne (Martha Caradec, Zineb Sedira)… renvoie le visiteur à l’état présent du monde et aux catastrophes collectives et individuelles qui défraient quotidiennement la chronique.
Et si, dans un passé loin d’être périmé, la figure porteuse d’altérité était, par excellence, celle du tzigane ou du juif, l’un des mérites de l’exposition est de mettre en évidence le fait que, dans la rhétorique du temps présent, où le fantasme de l’autre continue à se focaliser sur la personne du migrant pour la rejeter, celle-ci tend à se féminiser. La migrante est bien, désormais, la représentante d’une autre altérité, d’une altérité au carré, combinant une double étrangeté. Venue d’ailleurs, et femme par dessus le marché, la migrante est notre laissée pour compte, le non-dit humiliant de notre société, la mauvaise conscience de notre immobilisme.
L’artiste suisse Ursula Biemann chronique, depuis les années 1990, le « système » de circulation des populations sahariennes. Ses vidéos sont présentées dans une grande salle où il faut prendre le temps de rester pour regarder et écouter. Très efficaces, également, les vidéos qui composent les Mapping Journeys de Bouchra Kalili sont des gros plans sur des parcours de vie. L’individu migrant n’est présent à l’image que dans la main qui trace son propre itinéraire sur la carte de géographie et dans la voix qui raconte, sans pathos excessif, la longue épreuve de son voyage. Le dernier voyage, de Mathieu Pernot, se réduit également à un ensemble de cartes dessinées sur des feuilles en papier millimétré. Celles-ci exposent sans fioritures le déplacement des populations tziganes que documentent, par ailleurs, les photographies et les carnets anthropométriques conservés aux archives départementales de la Moselle.
Face à la prolifération des figures de la migration, face à l’enchevêtrement inextricable de ces lignes de vie et de mort, HCYS ? How Can You Sleep ? écrit, en lettres géantes et dans son langage graphique si singulier, Tania Mouraud. Il faut, pour clore la visite, monter dans la tour qui surmonte le bâtiment médiéval de l’Hôtel Saint-Livier pour admirer cette œuvre, incluse par ailleurs dans le parcours qui célébrera, durant tout l’été, cette grande artiste.1 Une courte marche ascensionnelle où le visiteur, soudain, devient guetteur.