C’est une vaste pièce sombre dans laquelle on pénètre après avoir soulevé un lourd rideau, comme un passage secret. Quelques tables de chevet y sont disséminées. Les tiroirs sont ouverts, remplis de dizaines de feuilles de papier... Pour toute faible lumière, de souples lampes de chevets, fixées sur le rebord des tiroirs. Le visiteur, intrigué, partagé entre différents sentiments, est invité à extraire les textes des tiroirs, à les parcourir.
Ces textes – anonymes, pour lequel est juste indiqué l’âge et le sexe de l’auteur – ont tous le même sujet : la mère. Mother, le nom anglais choisi par le collectif Autour du bleu pour l’exposition éponyme qui se tient conjointement dans les deux galeries d’art de Dudelange, Dominique Lang et Nei Liicht.
Constitué de Flora Mar, Pina Delvaux, Doris Sander et Gudrun Bechet, actif depuis une quinzaine d’année, le collectif, unique au Luxembourg, y explore la figure de la mère dans tous ses recoins, toutes ses contradictions. La pièce des textes en est une métaphore en soi, la mise en scène de ces tables de chevet plaçant le visiteur dans une drôle de position : voyeur autorisé, en quelque sorte, sur le point de découvrir mille secrets, de pénétrer l’intimité la plus parfaite, celle de la relation à la mère, s’interrogeant forcément sur la sienne. Douce, tendre, passionnée, violente, dure, complexe... On cherche en vain la mère « suffisamment bonne » de Winnicott. Ici, il est plutôt question de cette ambivalence insoluble, sous-titre de l’exposition : « Never enough, always too much. »
Sans doute le sujet le plus universel, le plus mystérieux, le plus complexe qui soit, comme dans ce cadavre exquis pictural explorant tous les possibles portraits de la Mère. Le thème de l’exposition leur est venu très naturellement, comme une évidence : « Pourquoi chercher un thème dans sa tête alors qu’on était tout de suite d’accord sur celui-ci, qu’on a dans nos tripes ? », résume Flora Mar, pour qui l’expérience a été « absolument jouissive », « libératoire », comme le sceau du tampon de leur signature collective, le « paf ! » apposé fortement au bas de l’œuvre. Cette signature puissante, faite des quatre bras entrelacés des artistes, s’attrapant le poignet à l’intérieur duquel est tatoué le nom de leurs mères.
Mise en boîte Les quatre plasticiennes et photographe (Gudrun Bechet) font montre d’une totale liberté dans l’exploration de l’empreinte maternelle. Comme dans les fameuses boîtes de Pina Delvaux, sa marque de fabrique, indissociables de leurs titres : You tell me so many lies, Miss you, Normal, La chambre du pardon... Boîtes ici enrichies d’enregistrements audio d’après les témoignages des tiroirs. Pour l’un d’entre eux, si violent, Pina Delvaux a du faire appel à une comédienne professionnelle. « Il n’y a rien que ces deux-là pouvait partager, confie-t-elle, sa mère lui a donné la vie... et c’est tout. » Cette mise en boîte de la maternité s’habille aussi parfois d’humour, comme dans ce Feed me, mother ! performed by Baby Luis aux bruits de bouche animaux.
Pina Delvaux a aussi travaillé sur deux très beaux livres autour de la relation mère-fille, l’un plus touffu, comme un album de coloriage griffonné, recouvert, l’autre plus sobre dans la forme mais si dur dans le fond. Des formats italiens qu’on feuillette avec une sensation étrange, un peu comme celle ressentie dans la pièce aux tables de chevet, de pénétrer une intimité, d’entrer dans une pièce interdite comme on tend l’oreille à un lourd secret. Constitué de chutes de tissus trouvées dans une brocante, ce deuxième livre explore la relation entre mère et fille du point de vue de la mère. Ma fille, qui c’est ? s’intitule-t-il, jouant sur le double sens (« Ma fille qui sait »). « Voilà dix ans que je travaille dessus, explique Pina Delvaux, que je ne cesse de compiler des choses sur ma mère sans but précis. Quand l’exposition a été décidée, la place des livres a pris son sens, naturellement. » Partant des soins, des sentiments archaïques, le livre prend au fil des pages une tournure plus sombre. En même temps que les pliures des tissus se font plus complexes, tourmentées, l’encre des phrases se met à déborder, les mots eux-mêmes traduisent une douloureuse impuissance : « Elle me ment, je ne lui en veux pas... Elle m’ignore, je souffre », etc.
Tout au long de la déambulation, le visiteur passe donc par des sentiments extrêmes, comme si rien n’avait été passé au filtre du tabou, peut-être parce que « à quatre, on ose quatre fois plus, on a plus de cran, on aborde tout... » explique Flora Mar. De l’immense mur, qui nous écrase presque, faisant face à l’entrée de la galerie Dominique Lang, elle a fait un grand panneau de dessins à l’encre, en noir et blanc avec quelques touches de rouge, qu’elle appelle des « notes » : une énorme araignée titrée Mother’s downfall, son hommage-clin d’œil inversé à Louise Bourgeois, un texte sur la mère coucou qui mange le contenu des nids des autres oiseaux, un ventre-bombe... On est bien loin des maternités de la Renaissance italienne. « Je voulais me poser contre la bienséance, l’idéalisme de la figure maternelle. Il ne s’agit pas d’être violente gratuitement mais de nuancer », confie Flora Mar. « On n’aurait jamais pu faire ça à trente ans, expliquent les deux artistes, de concert. À présent, nos mères ont vieilli, nos enfants commencent eux-mêmes à avoir des enfants, la parole sort, se libère... »
Si l’exposition navigue beaucoup autour de la relation fille / mère, Pina Delvaux donne aussi sa place aux fils en créant une série de boîtes très drôles constituées de collages sur l’idée de l’impossible séparation. Gudrun Bechet nous donne aussi à voir des fils dans sa série de portraits organisés autour d’un bocal de ballons-seins, matrices plastique rose bonbon pas si innocents. Fils tissés, tricotage, dé-tricotage, portés là où l’empreinte s’imprime, se fixe, indélébile, dans la chair et dans le cœur. Vulnérabilité de la relation, poétique d’une maternité protéiforme. Rien de glauque ni de gratuit dans cette exposition somme toute gonflée, mais quatre regards justes où se lit l’essence de la création... et nous dans le miroir.