La traditionnelle exposition de la Photothèque de la Ville de Luxembourg proposée au Cercle Cité de juillet à septembre a un peu la réputation du« marronnier ». Un terme utilisé dans la presse qui désigne un sujet qui revient chaque année quand l’actualité se fait moins dense. Les clichés exposés chaque année, ne sont pas, au sens littéral du terme sans intérêt. Mais c’est toujours la Schueberfoer et le Hemmelsmarch, les dames à chapeau ou à la mise en plis protégée par un plastique, le marché hebdomadaire, la braderie, les enfants des quartiers populaires des villes basses. Qu’ils soient photographiés par Pol Aschman – il a déjà eu droit à deux expositions au Ratskeller ces dix dernières années – ou par des photographes moins connus comme Jean Weyrich, qui fut son élève, en 2019 et Jochen Herling en 2018.
Oui, Luxembourg est un petit pays, et donc, les traditions et les us et coutumes, les moments qui ponctuent l’année par les fêtes religieuses et populaires, donnent lieu à une imagerie assez restreinte que l’on peut trouver un peu niaise. Or, l’exposition de cette année, qui fête le centenaire du photographe Pol Aschman, est d’une toute autre envergure, même si on retrouve la Schueberfoer, les dames à la mise en plis protégée par un plastique, la braderie et les enfants des quartiers populaires des villes basses. C’est que parmi les 220 000 clichés du fonds Pol Aschman détenu par la photothèque de la Ville, son neveu Christian Aschman, lui-même photographe, a fait un choix de 160 images, qui sont non seulement une coupe sociologique du pays dans les années 1950-1970, mais aussi un portrait en creux de son oncle.
À lire la biographie de Pol Aschman, né en 1921, qui fut enrôlé de force, connut la prison en Pologne, plusieurs camps de prisonniers de guerre dont celui de Tambov, avant de reprendre ses études secondaires à 25 ans une fois rentré au pays, puis entreprit des études supérieures de chimiste avant de choisir l’apprentissage du métier de photographe, on comprend parfaitement le choix des clichés et le titre de l’exposition Des gens et des rues. On peut ne pas comprendre les autoportraits d’Aschman où il se met en scène déguisé en poinçonneur du tramway, en laitier ou en marchand ambulant. Sauf que, à lire son propre éloge funèbre, paru dans le journal quelques jours après sa mort, perce que sous le déguisement, les clowns sont tristes.
Aschman avait pour le peuple un intérêt intense. Sans doute les poses un peu théâtrales ne sont pas les meilleures (une jeune femme montant un manège à la Schueberfoer), il n’était pas non plus un photographe d’objets inanimés (photos d’une chaise, d’un verre brisé, d’un filet à provision et son contenu). Mais quand il s’agit de portraiturer les gens et la rue, Aschman est imbattable : ainsi de la dame aux deux sapins de Noël un dans chaque main Place de Paris vue de dos, des jeunes filles au cours de danse dont on ne voit pas le visage mais les robes froufroutantes et les chaussures sur le sol en petits carreaux de céramique. Aschman faisait aussi des plans larges qui donnaient beaucoup d’importance au contexte et à la coulisse de la rue : le magasin Bata, le Monopol, Neuberg Grand’Rue… tous disparus ou déménagés vers l’anonymat des centres commerciaux.
La photo sans doute la plus étonnante et poignante, montre l’intérêt d’Aschman pour le destin des hommes et une situation politique : l’arrivée, en 1956 à la gare de Luxembourg de réfugiés hongrois après l’écrasement de la révolte de Budapest par les chars soviétiques. On est au début de la Guerre froide et dans la décennie d’après la fin de la Deuxième guerre mondiale. Dans les années 1950, on ramasse encore les foins au râteau à Bettembourg et on ensemence à la main dans l’Ösling. Dans les années 1960, le Luxembourg fait partie des pays fondateurs de l’Union Européenne. Parmi les photos de Pol Aschman, photographe officiel de la Cour, Christian Aschman a choisi des images qui montrent la place que le Luxembourg occupe désormais dans l’Union Européenne à travers les visites officielles (les présidents français successifs, Juliana des Pays-Bas) et de la famille grand-ducale avec les pères fondateur.
Joseph Bech, Robert Schuman, côtoient dans un mur d’images le mineur à Differdange, le vannier à Bonnevoie, la championne du monde cycliste Elsy Jacobs et le peintre Joseph Probst, une tenancière de café rue Chimay et un gamin à la Schleifmillen. Mais l’époque change. On entre dans l’ère de la modernité et du bien-être : la jeunesse est yéyé. Elle est chic aussi, comme la jeune fille qui vient faire vacciner son chien à la Halle Victor Hugo. Pol Aschman lui aime encore et toujours les gens et les rues. Au point de photographier la ville, la nuit à la lumière électrique, vide, et les foules populaires. Il a fort heureusement aussi photographié l’architecture des années 1960. Ces clichés ont aujourd’hui une valeur patrimoniale : la brasserie et dancing le Pôle Nord, l’escalier en colimaçon de la Bâloise, l’ameublement design des FIL et du Héichhaus au Kirchberg, tous disparus et, l’Agrocenter à Mersch. En 1959, Pol Aschman intitule son cliché Rue de la Gare, Mersch. Il ne peut pas se douter que soixante ans plus tard, Christian Aschman photographiera les silos à grains une dernière fois avant leur démolition.