Thessalonique, août 2020. Était-ce une bonne idée de vacances ?
Sous un soleil de plomb, la cité somnole, accablée par la chaleur. Covid oblige : les touristes boudent la place et les autochtones font grise mine. Tous les commerces fermés, ou presque. Quelques cafés et restaurants offrent un peu d’animation, loin de l’agitation habituelle de cette ville dynamique et universitaire. Ne parlons pas de « vacances », donc, disons plutôt voyage d’étude et enquête de terrain…
Après avoir fait le tour des musées (notamment, la belle exposition permanente sur l’Or des Macédoniens, au Musée archéologique), des monuments (l’emblématique Tour Blanche, l’étonnante Rotonda, les imposants remparts de Yedi Koule) et des églises byzantines (icones et mosaïques à profusion), c’est vers la population que se tourne notre curiosité, avide de « grécité » contemporaine. La façon dont le pays, si rudement éprouvé par la crise économique des dernières années, gère la situation sanitaire mérite notre attention. Quels sont les effets matériels et symboliques d’une épidémie dont les média, ici comme ailleurs, ne cessent d’amplifier la rumeur ? À ce jour, le nombre de victimes de la Covid–19 reste assez limité (200 décès dans toute la Grèce, dont 19 seulement à Thessalonique), mais le ios (virus) enflamme les imaginations. On redoute une contagion apportée par les étrangers, en même temps que l’on regrette les devises apportées par les mêmes étrangers : argument névrotique, sinon vraiment tragique !
Parmi les citoyens de la mégapole (un million d’habitants pour l’ensemble du territoire urbain), l’occasion se présente d’interroger Dimitris Sfingos, éminent représentant de la vie culturelle locale. Celui-ci n’est pas un inconnu au Luxembourg puisqu’on a pu l’y entendre, à plusieurs reprises, avec son groupe1. Guitariste, chanteur, il est aussi secrétaire de la Société des Musiciens de la Grèce du Nord. Surtout, c’est le patron de la Prinkipessa, lieu emblématique de la vie musicale thessalonicienne. Vous aimez la musique populaire grecque authentique et, en particulier, le rébétiko ? Tout le monde vous le dira, ici, c’est à la Prinkipessa que cela se passe.
L’établissement est clos, bien sûr, mais Dimitris accepte de nous en ouvrir les portes, en fin d’après-midi. Devant les tables vides, une scène étroite où les micros dressés soulignent tristement le silence qui règne dans la salle. En effet, comment concilier une vie musicale synonyme de convivialité et de chaleur humaine avec les restrictions actuelles : distanciation, port du masque obligatoire et fermeture avant minuit ? Non-sens !
Faut-il rappeler ici ce qu’est que le rébétiko ? Oui, car comme l’explique Dimitris, ce genre musical ne connaît pas la fortune internationale du blues, du tango, de la salsa, du fado ou du flamenco… La difficulté tient à une instrumentation particulière (bouzouki, baglama mais, aussi, oud, tampoura, canonaki…), à des rythmes irréguliers (souvent impairs, à sept ou à neuf temps…) et à des singularités chromatiques (des modes plutôt que des gammes) ; autant d’éléments difficilement accessible au public occidental, hormis quelques mordus qui, venus de France, d’Israël ou de Turquie échouent, tôt ou tard, à la Prinkipessa.
Historiquement, ce folklore urbain (bel oxymore) s’est développé à partir des années 1920-1930, aux marges de la société, dans les banlieues des grandes villes où vinrent s’amasser en nombre les Grecs d’Asie mineure, suite à l’échanges de populations – orthodoxes contre musulmans – qui constitue ce qu’on appelle en Grèce la « Grande Catastrophe ». D’origine populaire et nourri d’influences orientales, le rébétiko a peu à peu suscité ses vedettes dont le peuple grec, malgré la censure des dictatures (Metaxas, Colonels) et le mépris de la bourgeoisie, a maintenu la mémoire vivante jusqu’à ce jour, avec un pic d’intérêt dans les années 1980. Le rébétiko représente, désormais, à la fois un précieux patrimoine culturel (classé par l’Unesco en 2017) et la bannière d’un état d’esprit libertaire où se reconnaît une bonne partie de la jeunesse hellénique. Les rébètès de la belle époque : Rosa Eskenazi, Markos Vamvakaris, Vassilis Tsitsanis, Yannis Papaioannou, Sotiria Bellou… survivent par la magie des enregistrements historiques qui ont refait surface au cours des dernières décennies et qui se partagent désormais très généreusement sur les réseaux sociaux. Véritable modèle pour une myriade de groupes, amateurs ou professionnels, cette discographie précieuse conserve, tel l’insecte dans l’ambre, le grain de voix disparues, contenant tous les traumatismes de l’exil et de la pauvreté, tout en distillant la douceur amère d’une nostalgie sentimentale ou ironique.
Les « mangès » (mauvais garçons sympathiques) y piétinent allègrement les règles d’un savoir-vivre conventionnel : apologie de l’amour libre, de la clandestinité, de l’alcool et de la drogue et, bien sûr, pratique assidue de la musique : « Bouzouki aux doubles cordes, mon pauvre bouzouki, toi seul a le pouvoir de consoler n’importe quel malheureux… ». Les rébètès étaient de vrais poètes, nous dit Dimitris. Ils ne mettaient pas en musique des textes savants (comme firent, plus tard, Théodorakis, Hadjidakis ou Xarhakos) ; les paroles de leurs chansons émanaient directement de leur expérience, exprimant des émotions sincères. « Dimanche nuageux, tu ressembles à mon cœur », cette chanson célèbre (Vassilis Tsitsanis), affirme encore Dimitris, même Jim Morrison n’aurait jamais pu l’écrire.
Aujourd’hui, sorti de la clandestinité, le rébétiko a pignon sur rue mais il reste un signe de ralliement pour un peuple asservi par l’économie et qui a souvent le sentiment d’être trahi par ses dirigeants (cf. le film – si mal distribué – de Costa Gavras : Adults in the room (2019), inspiré par le livre du même titre de Yannis Varoufakis). La question qui vient à l’esprit est donc celle d’un rapprochement possible entre la situation de ces affamés des années 1920-30 et celle de ceux que frappent, aujourd’hui, les mesures d’austérité, l’absorption des flux migratoires ainsi que, désormais, les restrictions liées à la pandémie. Raccourci quelque peu naïf et romantique, sans doute, auquel notre interlocuteur rechigne d’acquiescer.
Il est vrai qu’ici, comme ailleurs, la crise sanitaire est une catastrophe pour les artistes de la scène et le monde culturel en général. Renoncer à la co-présence des artistes et du public, à cette convivialité qui constitue l’essence de la vie musicale grecque n’est pas seulement un crève-cœur, c’est un choc potentiellement mortel. Quand la Prinkipessa rouvrira-t-elle ses portes au public ? Et dans quelles conditions ? Pourra-t-elle payer le loyer et l’électricité (sans parler du salaire des musiciens) ? C’est un enjeu de vie ou de mort.
Autour d’un flacon de tsipouro (boisson forte qui est à la Thessalie ce que le raki est à la Crète ou l’ouzo à Athènes), Dimitris, habituellement rétif aux journalistes et aux universitaires, emporté par la passion qui le nourrit, s’est laissé aller à la pédagogie et aux confidences malgré son amertume. Ces journées passées à Thessalonique, en fin de compte, ne manquent pas de charme. Un charme quelque peu funèbre…
Deux disparitions marquent d’ailleurs ce mois d’août si particulier : celle d’Agathonas Iakovidis (65 ans), fameux interprète de rébétiko, et celle de Dinos Christianopoulos (89 ans), magnifique poète, malheureusement peu traduit en français et, lui aussi, grand amateur de rébétiko. Thessalonique, nous disait Dimitris Sfingos est une cité à la splendeur abolie. C’est au brassage des langues et cultures, dans les siècles passés, qu’elle doit la richesse de son identité. Ce que l’avenir lui réserve n’est écrit nulle part. Mais la question, au moins, aura été posée ici.