L’ironie était une des formes d’humour les plus chères à Bert Theis (1952-2016). Elle lui permettait de démasquer par l’absurde, et sans jamais tomber dans le pathos, les excroissances du libéralisme et les excès de ceux qui nous gouvernent. Theis venait de l’extrême-gauche, avait été membre de la Ligue communiste révolutionnaire dans sa jeunesse, milité dès le lycée, puis avec ses amis artistes comme Claude Fontaine ou Guy W. Stoos à la Kulturfabrik, et n’a jamais trahi ni sa famille, ni ses idéaux politiques. Il avait juste changé de champ d’action, quittant la politique pure et dure pour l’art contemporain. Il forgea notamment le terme « fight specific », relatif à la lutte (à l’instar de l’art site specific ou in situ) En deux décennies d’activité intense dans le monde international de l’art, entre marchés, biennales et colloques, de Milan à Guangzhou, il avait fait le tour du système, compris les intérêts des uns et des autres. Et statué, vers la fin de sa vie, qu’aucun intérêt stratégique ou de carrière ne valait de travailler avec ...des cons.
L’installation de son Broadway Fly dans le café du Mudam, à l’occasion de sa rétrospective intitulée Building philosophy, tient de l’ironie à plus d’un titre. Parce que Theis avait imaginé son installation à cet endroit précis, là où se trouve désormais le cœur d’une institution muséale : au restaurant plutôt que dans les salles d’exposition. La sculpture noire est en principe praticable, une sorte d’affût perché que Theis avait conçu en 1996, au début de sa carrière internationale, pour les foires d’art de Francfort et de Paris, invitant les visiteurs à prendre de la hauteur et observer le public d’un point de vue surélevé, en se servant même de jumelles pour se rapprocher des transactions entre vendeurs et clients. C’était avant les drones, les caméras à tous les coins de rue et les mises en garde devant la société de surveillance orchestrée par les pouvoirs publics et les sociétés de big data. Non, Bert Theis était un adepte de Guy Debord et de sa critique de la société du spectacle, mettait à distance (comme Bert Brecht) et démontra ainsi le jeu des forces présentes sur le marché. En l’installant au café du Mudam, il voulait ainsi permettre au quidam d’observer les happy few en train de manger leurs mignardises, un verre de champagne à la main. Sauf que – et toute l’ironie est là, même si elle n’était pas voulue : les contraintes de sécurité auxquelles sont soumis les établissements publics ont fait que personne ne peut y monter. Le commissaire d’exposition Enrico Lunghi (qui était encore directeur du Mudam au moment où la rétrospective fut décidée, sa successeure Suzanne Cotter l’ayant ensuite engagé comme curateur invité, ce qui l’honore) a écrit un texte explicatif sur cette interdiction de monter, se demandant « où nous mènera cette folie du risque zéro et de la déresponsabilisation jusqu’à l’absurde qui s’empare de toute initiative privée ou publique ? ». Et de conclure : « Si Bert était encore vivant, il se rendrait compte que nous ne prenons vraiment pas le chemin de l’utopie libératrice dont il rêvait ». Mais peut-être que c’est exactement ce que son œuvre contribue à démasquer, même malgré elle ? Peut-être que cela l’amuserait ?
La carrière artistique de Bert Theis était une longue lutte. Ou plutôt une suite de luttes. Souvent contre des administrations et des politiques hostiles à l’art ou aux petites gens. Elle commença par un grand bras de fer avec l’administration de la biennale de Venise en 1995, pour laquelle, avec son frère d’arme et néanmoins curateur fidèle Enrico Lunghi (les deux hommes ont fait carrière ensemble et en parallèle), il réussit à squatter officiellement le petit espace entre les pavillons belge et néerlandais, au cœur des Giardini, avec son Potemkin Lock : une cloison blanche derrière laquelle le public était invité à se prélasser dans des transats blancs, de se reposer un peu dans un espace sans image et ainsi se ressourcer dans une journée éreintante à courir de pavillon en pavillon. Le tout aux sons d’un délicieux Venice Rap, reprenant des morceaux de textes de Marcel Duchamp (« Il faut bien tuer son voisin pour survivre, n’est-ce pas ? »). Le Luxembourg y fut dépeint comme un village Potemkin, une façade derrière laquelle il n’y avait… rien. Sa lutte se termina vingt ans plus tard à Milan, dans la militance collective – avec les moyens de l’art, mais aussi de la politique et de la justice – pour empêcher qu’un parc public du quartier populaire de l’Isola (qu’il habita) ne soit rasé pour y ériger des gratte-ciels bling-bling. Cette lutte-là fut perdue. Mais l’enthousiasme de la solidarité populaire y a survécu, se prolongeant vers d’autres actions, comme le jardin collectif Pepe Verde ou l’usine occupée Rimaflow (voir page 15).
La très belle car rigoureuse exposition dans les deux sous-sols du Mudam, conçue avec Mariette Schiltz (la compagne et collaboratrice de Bert Theis) et Rob Engel, l’ami et collaborateur fiable, est également structurée en ellipse : la militance politique des débuts à la fin à gauche, la création plus purement artistique à droite. Et au milieu, deux grands collages de jungles urbaines dont il aimait à affubler les grandes capitales dans lesquelles il était invité à intervenir (Milan, Paris, Tirana…) et la plage, les écouteurs-coquillages et la structure en bois servant à s’isoler pour écouter une pièce sonore de l’installation AQ, 1999, créée jadis pour une exposition personnelle chez Erna Hécey, sa galeriste de toujours.
On aura ainsi plaisir à (re)découvrir des œuvres de jeunesse, peu connues : les collages politiques (désopilantes, ces bandes dessinées se moquant des hommes et femmes politiques du milieu des années 1980), les affiches pour des actions de l’extrême-gauche (Woytila – Nee Merci, en 1985, contre la visite du pape Jean-Paul II) et ses premières œuvres en tant que plasticien, s’érigeant là encore avec ironie contre l’idéal esthétique ambiant. On lui demandait de peindre ? Il colla les pages du livre L’art de peindre une à une, rendant ainsi ses bons conseils inaccessibles pour toujours. On lui ordonnait de produire des œuvres ? Il acheta des espaces publicitaires dans les journaux demandant aux lecteurs de ne pas participer à la « pollution iconographique ».
À partir de la biennale de Venise, le travail de Bert Theis prendra un tournant : il n’essaiera plus de participer à la production d’œuvres, mais proposera plutôt des plateformes, toujours en bois blanc, qui inviteront non seulement le public à se reposer – à Munster, la première Plateforme philosophique (lors des Skulptur.Projekte de 1997), à Volterra en Italie, au Mudam (les Drifters) ou au Casino Luxembourg (Le domaine de Marcel & Joseph, 1998) –, mais contribueront aussi à son émancipation. Le public devient ainsi acteur, peut s’approprier les œuvres, danser dessus, s’y rencontrer, donner des concerts… Theis était alors pleinement dans la mouvance de l’« esthétique relationnelle », la théorie développée par Nicolas Bourriaud (1998).
Si on voit certes des maquettes et des documentations de l’installation in situ de ces structures au Mudam – dont le Safe & Sorry Pavilion construit en 2005 sur le toit du Bozar à Bruxelles et désormais installé place de l’Europe, devant la Philharmonie –, les curateurs ont eu la perspicacité de ne pas vouloir toutes les montrer (d’ailleurs cela aurait au moins nécessité l’espace entier du musée), mais de reproduire l’esprit collectif que prôna Bert Theis sa vie durant : au Cercle-Cité, au Luca, aux Rotondes, devant les hauts-fourneaux à Belval, dans l’atelier d’architecture 2001 ou au Musée national d’histoire et d’art, on peut poursuivre son exploitation de l’Arcipelago Bert Theis. La possibilité d’une île. Ou le rêve de l’utopie concrète.