Prêtes pour le grand saut dans le monde de la transparence fiscale à l’an -2 de l’abdication ? Pas si sûr. Pour autant, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) ne laisse planer aucun doute sur la prochaine étape qui attend les banques de la Place, en marge de l’Union bancaire, plat de résistance dans la surveillance prudentielle en Europe : l’élargissement du champ d’action du blanchiment à l’évasion fiscale, conformément aux standards en cours d’élaboration dans les ateliers du Groupe d’action financière (Gafi) au sein de l’OCDE et de la Commission européenne. « La CSSF a poursuivi ses contrôles approfondis quant au respect des règles visant à empêcher le blanchiment des capitaux qui couvrira sous peu également les infractions fiscales », note Jean Guill, le directeur de la CSSF dans la préface du rapport annuel 2012, qui a été présenté vendredi 3 mai. Les banquiers doivent donc se préparer à ce qui était encore impensable il n’y a pas si longtemps : dénoncer au Parquet leurs propres clients qu’ils soupçonneraient de ne pas avoir déclaré leurs avoirs au fisc. Cette obligation ne vaudrait pas seulement pour les clients non résidents, mais aussi pour les Luxembourgeois, et là, ça risque de faire exploser les déclarations de soupçons à la Cellule de renseignement financier qui croule déjà sous les dénonciations en tous genres.
Le régulateur ne prend même plus la peine de s’interroger sur le degré de préparation des établissements financiers à ces changements majeurs dans la manière de faire le travail de banquier et surtout d’approcher le client, comme si tous les efforts qui avaient été faits ces dernières années pour bétonner la réglementation sur le secret bancaire, ainsi que les dispositions sur le secret fiscal pouvaient s’effacer d’un trait de plume. Le discours officiel, qui mettait la protection de la sphère privée des citoyens au centre des préoccupations des opérateurs de la place, vole aussi en éclats, témoignant du caractère purement opportuniste des propos tenus jadis, une main sur le cœur et l’autre derrière le dos à croiser les doigts.
Or – et l’avocat fiscaliste Alain Steichen l’a signalé récemment (Land du 3 mai) – non seulement il n’y a pas eu de débat, mais surtout les banques reviennent de loin : combien d’établissements financiers par exemple avaient mis en place, lorsque les premiers discours sur l’argent blanc ont pointé le nez, des dispositifs opérationnels, notamment sur le plan informatique, permettant aux « nouveaux clients » étrangers, propres sur eux du point de vue fiscal, de voir leur noms et avoirs communiqués à leurs fiscs nationaux respectifs plutôt que de payer le « précompte », actuellement de 35 pour cent, sur les revenus d’intérêts, comme le prévoit la directive européenne de 2003 sur la fiscalité de l’épargne ? Pourquoi le ministère luxembourgeois des Finances n’a-t-il pas communiqué sur le nombre de ressortissants de l’UE qui avaient choisi cette option de l’échange automatique d’informations plutôt que la taxe libératoire ?
L’une des plus grandes banques de la Place n’avait toujours pas, en 2009, programmé dans ses systèmes l’option à ses clients en règle avec leurs impôts de l’échange d’informations, à côté de la retenue libératoire permettant de préserver le secret bancaire. Voilà aussi pourquoi, lorsque la question est posée aux dirigeants d’instituts financiers sur la proportion d’argent « conforme » et transparent, ils refusent obstinément de répondre. Il faut alors se contenter des assertions de l’un d’eux, Ernst Wilhelm Contzen, président de l’Association des banques et banquiers Luxembourg, selon lesquelles la gestion de fortune ne représente que vingt pour cent du chiffre d’affaires des banques luxembourgeoises.
Sous l’aiguillon de son directeur général Jean Guill, la CSSF n’a pas ménagé ses efforts pour pousser les banques à faire de l’intégrité et de la transparence le nouveau standard des affaires, les « encourageant », entre autres, à signer à l’automne 2012 la Charte de qualité de l’ICMA sur la gestion de fortune privée « pour que les clients de ces établissements ainsi que leurs dirigeants et employés prennent conscience de ce qu’un professionnel financier luxembourgeois ne pourrait participer pour ses clients à des actes qui ne seraient pas au-dessus de tout soupçon ». Et parmi les actes qui devraient rendre désormais les banquiers hautement suspicieux figurera la fraude fiscale. « L’échange automatique d’informations au bénéfice des autorités fiscales, précise Jean Guill, parachèvera cette évolution vers une transparence de la gestion d’avoirs à l’égard du fisc ».
La CSSF entend aussi se mettre aux avant-postes dans l’industrie de la gestion collective : anticipant une directive européenne qui devrait renforcer davantage la protection des investisseurs, le régulateur veut étendre les règles applicables aux fonds alternatifs en matière de banques dépositaires, obligeant ces dernières à restituer les actifs en cas de coup dur, aux banques dépositaires des OPCVM « ordinaires ». En renforçant la protection des investisseurs des OPC luxembourgeois et en plaçant la barre « à un niveau supérieur » sans qu’il n’y soit encore contraint par les textes européens, le Luxembourg joue la carte du « mieux disant » réglementaire, après avoir longtemps été ouvertement un adepte du minimum syndical dans la transposition des directives. Le pays cherche ainsi à casser l’image déplorable que la fraude Madoff avait fait planer sur son industrie des fonds d’investissement. Même si les faits se sont passés avant la prise de fonction de Jean Guill à la tête de la CSSF, le régulateur devra sans doute porter la responsabilité des défaillances en série qui se sont produites dans la surveillance des fonds « Madoff » au Luxembourg et en payer en parallèle les pots cassés. Sous l’impulsion de ses milliers de victimes, essentiellement en France, en Espagne et en Allemagne, les liquidateurs de ces fonds ont en effet assigné la CSSF en responsabilité, pour ne pas avoir pu détecter les failles manifestes, non seulement dans la gestion des actifs, mais aussi dans leur tenue et conservation par les banques dépositaires (dont UBS, HSBC et Dexia Bil). En montant en gamme dans la protection des épargnants, le Luxembourg s’attaque à un gros morceau et revient là encore de loin. Mais les risques sont, eux, bien réels – et pas seulement en termes d’image de marque – , la CSSF dans son rapport annuel 2012 indiquant que la fonction de banque dépositaire assumée par les banques luxembourgeoises dans le cadre de services liés à la gestion patrimoniale atteignait des avoirs globaux de 2 990 milliards d’euros, auxquels s’ajoutaient 13 800 milliards d’euros d’avoirs déposés dans le contexte d’opérations de paiement et de règlements sur titres. Ça donne une idée de la taille de la place financière par rapport aux capacités d’absorption de chocs par l’économie « réelle » du pays.
L’un des points les plus intrigants du rapport annuel est sans conteste celui qui a trait au secret bancaire, ou plutôt à sa renonciation, et qui tombe un peu comme un cheveu sur la soupe, au moment où les banques interpellent leurs clients pour être autorisées à fournir des informations aux administrations fiscales de leurs pays sur la nature et l’envergure de leurs avoirs. Or, il n’existe aucun texte générique pour lever le secret professionnel et des accords comme Fatca aux États-Unis ou même les modifications qui devront être apportées à partir du 1er janvier 2015 devront spécifiquement prévoir des exceptions à l’article 41 de la loi du 5 avril 1993 consacrant le secret bancaire, qui est d’ordre public et donc à ce titre sanctionné pénalement en cas de violation. La portée et le sens de cette recommandation sont loin d’être aussi limpides que le régulateur veut le faire croire. Interrogé par le Land sur l’opportunité de cette mise au point sur le renonciation au secret bancaire, Jean Guill indique qu’il lui avait paru « utile » d’insérer cette section « parce que des questions sur la possibilité pour un professionnel financier de se voir dégagé de l’obligation au secret moyennant l’accord du client maître du secret, nous sont régulièrement posées et que les dernières prises de position d’ordre doctrinal du régulateur datent (notamment le Bulletin IML 92/2) et ne sont plus d’un accès facile ». Si une mise au point avait été faite dans le rapport annuel de 2003 de la CSSF, elle émanait du Codeplafi, l’ancêtre du Haut comité pour la place financière, qui s’impose désormais une ligne de démarcation plus nette que par le passé avec le régulateur du secteur financier.
La CSSF y rappelle le principe de la « spécificité » du consentement « qui s’apprécie par rapport au contenu des informations à divulguer, au destinataire de l’information, à la finalité et la durée de la renonciation ». Mais dans le même temps, le régulateur estime que « l’acte de renonciation ne doit pas revêtir une forme spécifique et tout formalisme doit être apprécié en vertu de la situation spécifique du client » : ce dernier pourra même exprimer oralement sa « volonté abdicative », bien qu’une confirmation écrite soit préférable, pour permettre au banquier en cas de conflit de prouver que son client a consenti d’exclure certaines informations de la protection du secret bancaire. « Le caractère exprès de l’acte de volonté est à préférer au consentement tacite », souligne encore la CSSF en précisant que l’accord donné par un client d’effectuer une opération à l’étranger n’autorise pas automatiquement le banquier à révéler des informations confidentielles. Jusque-là rien ne nouveau à l’ouest. Toutefois, l’exégèse que la CSSF fait de ces « classiques » surprend un peu : « Les banques peuvent, de manière ponctuelle ou continue, transmettre l’ensemble des données relatives à leur client, notamment vers des centres de traitement opérationnel ou informatique situés au Luxembourg ou à l’étranger, pourvu qu’elles disposent du consentement du client ».
Tout et son contraire ? Brocardage du secret bancaire avant l’heure pour autoriser les banques luxembourgeoises à optimiser leurs coûts en délocalisant une grosse partie de la production et du traitement des données confidentielles vers des centres financiers low-cost en échange d’une base d’excellence au Luxembourg, mais réduite à sa plus simple expression en termes de ressources humaines ? À se demander quels risques, voire quels dangers, peuvent bien cacher cette formulation trop fourre-tout du rapport annuel pour paraître au-dessus de tout soupçon.