Argent mal acquis des dirigeants africains

Un clone pour le neveu de Nguesso

d'Lëtzebuerger Land vom 19.04.2013

Il n’y a pas que l’argent « dormant » ou volatilisé de Pascal Lissouba dans les banques luxembourgeoises ou dans des sociétés-écrans qui intéresse les ONG traquant les fonds mal acquis des dirigeants africains ainsi que les « fonds vautours » rachetant à bon compte la dette des pays pauvres en lançant des actions judiciaires pour recouvrer l’argent dans les « paradis fiscaux ». Denis Sassou Nguesso, qui a succédé en 1997 à Lissouba à la tête du Congo-Brazzaville, détient lui aussi des avoirs au Luxembourg (d’Land du 29.03.2013), notamment à travers les sociétés Matsip et Edenor ayant servi à son clan à l’achat d’un manoir dans les Yvelines et de voitures de luxe. La propriété de ces biens n’est pas sans poser de problèmes, car Nguesso avait fait appel à une fiduciaire dont les dirigeants sont morts dans des circonstances assez mystérieuses en 2007 dans un appartement du Limpertsberg. Et officiellement, ce sont eux les propriétaires. Mais c’est surtout Jean-Dominique Okemba, neveu du vieux Nguesso et son conseiller spécial, qui intrigue : en 2001, il fait partie d’une délégation du Congo-B. pour tenter de mettre la main sur le « magot » que Lissouba a dissimulé à l’étranger. Les émissaires africains, parmi lesquels le ministre de la Justice, font la tournée des capitales européennes et s’arrêtent à Luxembourg, où ils demandent audience aux autorités pour les aider à débloquer des comptes de Lissouba. Le lettre confidentielle Africa Intelligence parle d’une « cagnotte secrète » de 144 millions de dollars sur un compte UBS Luxembourg. Intelligence Online, une autre publication du même groupe, évoque en novembre 2001 les montages financiers de la dette congolaise gagée contre du pétrole – et détenue par Elf – auprès de la banque d’origine italienne SEB (150 millions de dollars) et parle d’une autre cagnotte de 140 millions de dollars, mise de côté par l’ancien ministre des Finances de Lissouba, Mougounga Nguila. « Il devrait peut-être demander à Alfred Sirven… », écrit finement le journaliste.

Il faut bien sûr lire entre les lignes. Sirven, numéro deux d’Elf Aquitaine sous la présidence de Loïk Le Floch Prigent et instigateur du réseau de corruption mis en place par le groupe pétrolier, avait ses comptes auprès de la filiale luxembourgeoise de la Bayerische Landesbank (ce que l’enquête judiciaire du juge d’instruction français Renaud Van Ruymbeke avait d’ailleurs démontré), le même établissement dans lequel Pascal Lissouba avait placé ses économies. On trouve encore la trace d’Okemba – et c’est nouveau – à l’Investment Bank Luxembourg (IBL), devenue Sella et aujourd’hui Miret. Sans savoir si les fonds y sont encore aujourd’hui. Hasard ou pas, cette banque fut également utilisée par Arcady Gaydamak pour dissimuler l’argent de l’Angolagate, la dette angolaise rachetée par la Russie dans les années 1990 et que l’homme d’affaires russo-israélien avait négocié contre commissions avec Pierre Falcone et Vitaly Malkin. Un rapport de l’ONG britannique Corruption Watch a été rendu public cette semaine sur cette affaire et les noms des différents protagonistes publiés, dont celui du financier de Gaydamak au Luxembourg, qui avait participé avec l’aide d’un autre financier bien connu sur la Place, à la mise en place de plusieurs fonds d’investissement « exotiques » administrés d’abord à la Maitland Luxembourg, puis chez IBL. L’un de ces fonds est Premium Fund Limited, mais il y en aura d’autres qui seront fabriqués selon les mêmes schémas et l’objectif identique de camoufler l’identité de leurs bénéficiaires économiques : Doxa Fund, Global Fund, Global Market Opportunities Fund (lié à Vitaly Malkin), Global Alfa Star Fund, Millenium Global Fund, Symphony International Fund et Symphony Marketing Fund. Leurs actifs feront d’ailleurs l’objet de saisies de la part de la justice luxembourgeois en 2004, suite à la demande des autorités israéliennes. Mais l’argent sera rapidement débloqué, en raison notamment d’une faute de procédure.

Parallèlement à la publication du rapport (Deception in high places : the corrupt Angola-Russia debt deal ; Associaçao Maos Livres, Corruption Watch UK), l’ONG a introduit ce mardi une dénonciation au procureur suisse réclamant une réouverture de l’affaire de l’Angolagate, et notamment une enquête sur les rôles d’UBS et de la société Glencore. Un redémarrage en Suisse aura alors forcément des conséquences au Luxembourg, où l’enquête sur le volet financier de l’Angolagate ne tient plus qu’à un fil, le juge d’instruction voulant clôturer le dossier sur un non-lieu (d’Land du 29.03.2013), contre l’avis du Parquet. Une audience de la Chambre du Conseil devrait se tenir la semaine prochaine pour trancher l’affaire. L’hypothèse d’un non-lieu n’a rien d’improbable, ce qui serait inqualifiable dans le contexte actuel de la moralisation de la place financière.

Retour sur Jean-Dominique Okemba : lorsque la justice mit à jour, début 2004, et probablement même avant, les fonds de la dette angolaise et de certains dirigeants africains liés à l’affaire Elf, un grand nettoyage intervint au sein de IBL : deux de ses dirigeants seront licenciés et Frederico Sella, le patron en personne du groupe Sella, se rendit à Luxembourg pour mettre les compteurs à zéro. Comme la loi l’impose, il réclame les noms des bénéficiaires économiques des clients des fonds et s’intéresse, entre autres, à l’identité des véritables propriétaires de Symphony Fund, selon un document daté du 29 janvier 2004 que le Land a pu consulter. Le banquier italien se rendit alors, avec une de ses collaboratrices, au siège de SGG (Services généraux de gestion), la seconde plus grande firme d’ingénierie financière, de domiciliation et de family office du pays, pour obtenir « de plus amples informations » sur son bénéficiaire économique. Lequel donnera son accord aux deux dirigeants de SGG, Serge Krancenblum et Carlo Schlesser, pour dévoiler son identité : « Monsieur Jean-Dominique Okemba est client de notre établissement depuis plus de dix ans », écrivent les deux responsables en précisant que l’objet du rachat demandé par leur client « a pour but d’apporter des fonds à la société Equaflight, société de transport de la République du Congo, son pays de résidence ». Laquelle société appartient à un certain Alain Regourd, dont le nom fut cité dans l’affaire Elf, puisqu’une de ses sociétés en Suisse avait vendu plusieurs jets à la FIBA, la banque du groupe pétrolier, liquidée en 2000, juste après des perquisitions par la justice française. Souvenirs, souvenirs.

Véronique Poujol
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