C’est à une soirée exceptionnelle que le Grand Théâtre nous a invité(e)s la semaine dernière, poursuivant son cycle dédié au poète et dramaturge norvégien Henrik Ibsen, avec Un ennemi du peuple, tragi-comédie en cinq actes écrite en exil en 1882 dans laquelle l’écrivain fustige les travers de la société bourgeoise de l’époque et règle ses comptes. Dans la relecture qu’en fait le metteur en scène français Jean-François Sivadier, la pièce semble d’aujourd’hui, mettant à nu un monde en crise(s) et à la dérive (relents de populisme, pouvoir de l’argent, manipulation de l’opinion publique…). Un ennemi du peuple brasse large, parle de politique, de gouvernance, d’économie, de société, d’environnement, de justice, de droits humains, de liberté d’expression, de parité ou encore du rôle de l’école et des médias. Il y est question de revendications et de révoltes, d’activisme et d’engagement citoyen, de lanceurs d’alerte et de militants. Pendant près de trois heures, la remarquable troupe de Sivadier, emmenée par l’excellent Nicolas Bouchaud (Tomas Stockmann), nous plonge dans un théâtre de l’urgence.
Dans une petite ville thermale de Norvège, l’établissement des bains qui fait la prospérité de la ville est entre les mains des frères Stockmann : Tomas le docteur progressiste, a priori intègre, ouvert sur les autres mais horriblement misogyne, et Peter le préfet carriériste, austère et replié sur lui-même. Tout roule jusqu’au jour où Tomas découvre que les eaux thermales sont empoisonnées et menacent la santé publique et l’environnement. S’appuyant sur un rapport scientifique, il décide de révéler la chose et d’agir pour stopper la contamination. Mais Peter ne voit pas la chose du même œil, prêt à tout pour étouffer l’affaire, sauver sa réputation et garder le pouvoir. Une guerre fratricide éclatera suivie du déchaînement des passions du petit monde qui gravite autour d’eux, chacun y allant de son opinion et défendant ses intérêts, n’hésitant pas à retourner sa veste comme le rédacteur Hovstad (amusant Sharif Andoura) au départ impatient de faire éclater la vérité dans son journal. Ce microcosme se révèlera tel qu’il est, petit et minable. Le docteur, soutenu par sa femme Katrine et sa fille Petra (Jeanne Lepers dans un rôle décalé d’institutrice idéaliste et féministe), finira par déraper, se radicaliser et, dénigrant la « majorité compacte », deviendra l’ennemi du peuple. Le monde vole en éclats !
La pièce relue par Jean-François Sivadier, à la lueur d’autres écritures, est un théâtre de la parole éclatée, un théâtre physique où les comédiens jouent à fond et ne font jamais semblant. Les personnages sont typés, certains extravagants comme Morten Kill (Cyril Bothorel par ailleurs Capitaine Horster) aux allures de rock-star gothique, torse nu et manteau de fourrure, qui se fait entendre à coups de fouet ! Le spectacle tourne parfois au carnaval, espace-temps de tous les débordements. La mise en scène est explosive mais parfaitement maîtrisée.
On est à la fois dehors et dedans (établissement thermal, imprimerie, amphithéâtre, place publique…) et si on cuisine, on cuisine vraiment. Tout se fait en direct sur le plateau par les comédiens eux-mêmes, de la manipulation des lumières à celle des accessoires. L’espace est investi jusque dans ses marges et abrite un décor époustouflant (scénographie de Jean-François Sivadier et Christian Tirole), simple et sophistiqué, sombre et éclatant, évoquant des images (et des musiques) filmiques, atmosphères feutrées des films nordiques ou paysages de désolation de films d’anticipation. Dans le fond du plateau, derrière un immense rideau dont les reflets évoquent les miroitements de l’eau et qui montre autant qu’il ne cache, apparaissent des gradins où curistes, lecteurs, protagonistes prêts à entrer en scène, sont autant de personnages qui écoutent aux portes et manigancent…
Durant toute la représentation, les comédiens font leur entrée par la salle. Ils sont proches du public (assis sur le bord de la scène, jouant dans les allées), l’interpellent (la salle est souvent éclairée) et le prendront à partie dans l’acte IV où la maison du Capitaine Horster se transforme en chapiteau, véritable tribune/tribunal. Les personnages s’invectivent, s’arrachent le micro et se lancent dans de virulentes diatribes politiques avant que Tomas ne se perde dans un violent réquisitoire puis dévie vers le théâtre et le métier de comédien ! Un ennemi du peuple par Sivadier est un spectacle hors norme d’une brûlante actualité, qui nous bouscule mais ne peut que nous réjouir !