Le Escher Theater vient de nous convier à un concert théâtral sensible et poétique, Al Atlal, chant pour ma mère, un projet très personnel de la comédienne et chanteuse Norah Krief connue pour son travail aux côtés de metteurs en scène comme Eric Lacascade, Jean-François Sivadier, Wajdi Mouawad ou Krzysztof Warlikowski, pour lequel elle joua en 2016 dans Phèdre(s). Dans ce spectacle, elle interprétait un extrait d’Al Atlal, célèbre poème d’amour de l’Égyptien Ibrahim Nagi immortalisé par la grande diva Oum Kalsoum sur une musique de Riad Al Sunbati. Al Atlal (Les ruines) évoque la nostalgie d’un amour perdu, d’un pays perdu : « Rends-moi ma liberté, défais mes liens / J’ai tout donné, il ne me reste plus rien ! ».
La (re)découverte par Norah Krief de cette chanson écrite en arabe classique a réveillé en elle la mémoire et les souvenirs de l’enfance, elle qui est née en 1964 à Tunis, est arrivée à l’âge de deux ans en France et a grandi dans une famille juive tunisienne immigrée en banlieue parisienne. Elle marquera ses retrouvailles avec la culture tunisienne et la langue arabe longtemps mises entre parenthèses, « cette langue m’agressait », car « je voulais qu’on soit comme les autres ». Reprendre cette chanson, que sa mère écoutait et chantonnait souvent, est l’occasion de rendre un hommage touchant et sincère à cette mère. Aux mots soutenus du poème (avec traduction française projetée) se mêlent les mots simples d’un quotidien passé. La musique invite la comédienne à se raconter, à raconter sa mère, à la comprendre enfin.
Al Atlal, chant pour ma mère est un spectacle émouvant, vibrant et joyeux - à l’image de cette « nostalgie joyeuse » évoquée par Norah Krief – qui parle d’aujourd’hui et d’hier, d’ici et de là-bas, d’identité et d’exil, de la douleur de la perte et des difficultés de l’intégration. Norah Krief l’a créé avec la complicité de Wajdi Mouawad et surtout avec celle de son compagnon de route depuis plus de vingt ans, le pianiste et compositeur Frédéric Fresson (sur scène, au synthétiseur) et de deux autres merveilleux musiciens, le Français d’origine algérienne Lucien Zerrad (oud, guitare électrique, percussions) et le Syrien Mohanad Aljaramani (oud, percussions). Sur scène, un dialogue naît entre la comédienne-chanteuse et ses trois musiciens (qui interviendront aussi en solo ou duo et parfois chanteront) qui livreront eux aussi à la fin du spectacle quelques bribes de leur histoire, de leur enfance, de leur pays, de leurs origines.
Le spectacle commence dans le noir, sur quelques accords de l’oudiste Mohanad Aljaramani, très vite rejoint sur scène par Norah Krief. Accroupie, la comédienne commence à raconter, elle chuchote presque. Les images du passé prennent vie : sa mère préparant lentement le café dans la zazoua tout en écoutant Oum Kalsoum, « moi je ne comprenais pas ce que représentait ce temps étiré ». Cette évocation sera suivie d’autres, heureuses ou douloureuses : le saule pleureur qui a remplacé le laurier rose de Tunisie, l’absence de rideaux blancs aux fenêtres, la semoule roulée grain par grain par la mère, les mariages juifs tunisiens où la sœur aînée retrouve les danses de là-bas, le rejet éprouvé à l’école et dans l’entourage… les reproches à la mère.
Norah Krief donne corps au silence et au youyou, à la peine et à l’allégresse, à la tendresse et à l’exaltation, dansant, évoluant dans une atmosphère aux couleurs noires et bleu nuit (sobre scénographie avec rideaux flottants) accentuée par de beaux jeux de lumière et marquée par la délicate présence de la vidéo (paysage avec saule pleureur, ciel avec oiseau, portrait d’Oum Kalsoum). Un spectacle court (une heure seulement) mais émouvant dans lequel Norah Krief et ses musiciens mêlent les fils du poème et le cours de l’existence et tricotent des liens forts entre musique orientale et histoire intime pour dire avec humanité tant d’autres histoires de déracinement et de retrouvailles, dans une belle proximité avec le public que la comédienne interpellera : « Et toi, d’où viens-tu ? ».