L’auteur est sociologue, enseigne à l’Université du Luxembourg et s’est fait un nom par des études sur l’actualité luxembourgeoise : migrations, emploi, sociologie électorale et, surtout, situation linguistique. Fernand Fehlen ne craint pas de prendre position et de provoquer le débat. Il se veut en dehors des sentiers battus, adepte de Bourdieu, adversaire de toute pensée essentielle et du moindre repli identitaire. De ce fait, il s’expose aussi aux attaques et retours de manivelle de milieux plus conservateurs. La preuve ? La lettre à la rédaction « Quousque tandem ? » (d’Land du 17 juillet 2009) est un compendium d’agressivité à son égard.
L’ouvrage revisite la partie sociolinguistique du sondage Baleine, dont on parle depuis 1997 et que beaucoup qui en parlent n’ont à l’évidence pas lue. Un premier volume, Le sondage « Baleine » (Sesopi, Recherche, étude, documentation, Hors-série 1) a paru en 1998 et, en dépit de l’accueil mitigé de quelques membres de l’Institut Grand-Ducal et de l’Actioun Lëtzebuergesch, ses résultats sont devenus, dans la sociolinguistique internationale, le passage obligé de toute présentation sérieuse de la situation linguistique du Luxembourg. C’est le deuxième volume, BaleineBis, paru au printemps 2009, qui fait l’objet de ces lignes.
C’est une suite du sondage Baleine, complété par d’autres études quantitatives et qualitatives, financées en partie par le Fonds national de la recherche. Le titre BaleineBis. Une enquête sur un marché linguistique multilingue en profonde mutation. Luxemburgs Sprachenmarkt im Wandel redéfinit l’objectif des enquêtes et son sujet principal (qui est le marché linguistique multilingue régional et non pas la situation linguistique focalisée sur le luxembourgeois). Fernand Fehlen en retrace l’évolution, revoit ses résultats, rajuste ses commentaires. Sa méthode est incontestablement scientifique sans être positiviste, et nul ne peut lui contester, ni à l’université ni dans les médias, le droit de faire de la recherche originale de ce type. Nul n’a le droit, parce que cette recherche est originale, de le soupçonner a priori, comme cela est fait dans la lettre citée, d’être « Lëtzebuergophob », voire déviationniste ou traître à la nation. En tant qu’expert du programme Vivre au FNR, j’ai suivi son travail depuis le début et je me réjouis de cette publication de qualité, qui ne mérite pas l’accueil méprisant, ni les mesquines querelles luxo-luxembourgeoises de certains.
L’ouvrage est rédigé en français, mais sa première partie, en allemand, se veut synthèse et cadre. Babylon im Kleinformat: Sprachenvielfalt in Luxemburg est le titre d’une conférence donnée à Berlin. Son texte, indéniablement intéressant, fait, aux dires mêmes de l’auteur, « un détour par l’histoire de l’État luxembourgeois et rappelle les principales étapes du processus par lequel les Luxembourgeois se sont inventés une langue nationale ». Ce processus est condensé dans la formule « De l’État à la nation … et à la langue ». Le lecteur de bonne foi, s’il prend le terme de langue au sens commun de moyen de communication officialisé dans une région, une société, un État, sera sans doute d’accord avec cette vision, du reste reconnue, de l’histoire luxembourgeoise (cf. Gilbert Trausch). Mais pour peu qu’on accole d’autres connotations, philosophies ou modèles scientifiques au terme de « langue », la thèse de l’auteur devient déviation et provocation. En réalité, le processus historique dont parle Fernand Fehlen ne relève pas de l’invention : on n’invente pas une langue naturelle comme système de signes. Elle fonctionne, se développe dans l’histoire dans une société d’usagers qui en adaptent en permanence la pratique, l’outil et les fonctions. On n’invente pas une langue, on en redéfinit les fonctions.
Ce que l’on peut reprocher à Fernand Fehlen dans cette première partie, c’est parfois d’avoir le raccourci saisissant, par exemple quand il a tendance à faire du français la « langue fédératrice » du grand-duché et de la linguistique luxembourgeoise une idéologie « essentielle ». C’est aussi d’adopter trop vite des idées et terminologies pseudo nouvelles, par exemple quand il reprend le schéma du modèle de la Mediale Diglossie à mon sens inadéquat pour le Luxembourg (p. 48). L’explication enfin reste courte, par exemple quand il développe en 1.6 un étonnant « Selbstfindungsprozess » psychologique. La première partie de son livre est donc par endroits trop condensée, trop chargée d’implicite, non exempte de petites contradictions. Mais ces reproches, ne sont-ils pas le lot de toute synthèse ? Quand on survole, on condense, tronque, fractionne, déforme. Le risque du genre en somme.
Dans la seconde partie du livre, les enquêtes proprement dites (au nombre de neuf) relèvent de la sociolinguistique, dont l’auteur connaît, il le dit lui-même (p. 61, note 2), les conflits épistémologiques et les déchirements. Certes, il existe une sociolinguistique axée sur la linguistique, plutôt positiviste, qui, en quelque sorte, dans l’instrument (la langue) et dans la musique produite (la parole) traque la trace du musicien (l’usager). Je la préfère de par mon métier, car je suis linguiste technicien. Mais nul ne peut ignorer qu’il existe aussi une sociolinguistique plus axée sur la sociologie de la langue, plus constructiviste, qui du côté du musicien tente d’apprendre ce qu’il pense de son instrument et de sa musique et ce qu’il veut en faire, qui est donc plus attentive aux avis, opinions, conceptions, projets. Fernand Fehlen, le sociologue, est plutôt de ce côté-là, et c’est bien! Nul n’a le droit de lui interdire au nom de je ne sais quel « verséiert Wëssenschaft » (cf. la lettre à la rédaction) de faire entendre des autoévaluations d’enquêtés, donc des avis plutôt que la vie. Avec ces avis, il fait sa propre musique, qui sonne juste et a l’avantage d’être originale dans le concert de son université et de son pays.
Je laisse le soin au lecteur de lire le détail quantifié (il y a bien sûr beaucoup de chiffres) des neuf enquêtes regroupées, dont l’importance est inégale, mais dont aucune ne manque d’intérêt. Je me contente d’en fournir la liste, où l’on peut constater que le thème principal (le marché des langues dans le monde du travail) domine par sa masse : 2. La présence des langues au Luxembourg, langues déclarées les mieux parlées, langues déclarées les mieux écrites (en gros de 1997 à 2008 : augmentation potentielle de l’utilisation de l’anglais, perte de vitesse de l’allemand) ; 3. Les langues en famille et avec les camarades d’école (j’évite le terme ambigu d’intégration par l’école) ; 4. Les langues dans la vie publique : commerces, restaurants, achats, administrations (un point sensible de vie quotidienne au Luxembourg) ; 5. Les langues dans les médias (journaux, livres, radios, télévision, DVD, mais il manque des questions sur les langues dans la communication par internet: RTL.lu, Wort.lu, Lieserbréiwer, Forums, mails, SMS, etc) ; 6. Apprentissage des langues étrangères (il vaudrait mieux dire des langues secondes, car le luxembourgeois en fait partie) ; 7. Le gros morceau : les langues dans le monde du travail avec les notions ambiguës de marché linguistique et d’économie des langues dans les secteurs public et privé et la question des frontaliers ; 8. La perception des variations régionales ; 9. Les appréciations et attitudes face aux diverses langues ; 10. La pression « intégratrice » sur les immigrés, autrement dit le luxembourgeois comme vecteur d’intégration.
Encore une fois, il ne faut pas demander à ces enquêtes ce qu’elles ne peuvent ni ne veulent donner, ce ne sont pas des photographies, ni des quantifications de réalités. La sociolinguistique n’est pas un ensemble de faits enregistrés, elle n’est pas donnée. C’est un ensemble de construits à partir de données. Les détracteurs de Fernand Fehlen, volontiers simplistes et sans nuances (je dirais eefalteg et flappeg ; cf. Feh(len)statistik), ont le tort de dévier de leur nature les résultats de Fernand Fehlen. Les questionnaires ne sont pas là pour relever des faits, mais pour récolter des opinions, des autoévaluations d’enquêtés sur leur relation avec les langues. Des avis donc plus que des réalités de vie.
Un dernier point mérite d’être souligné. Dans la lettre à la rédaction citée plus haut, il est reproché à Fernand Fehlen de ne pas avoir justifié son chiffre de 400 000 locuteurs luxembourgophones : « Ween ass gefrot ginn, ënner wéi engen Ëmstänn ass déi Zuel zustane komm, wat fir Froe goufe gestallt? » (d’Land, 17/07/09, p.18). Eh bien, pour une fois, ce chiffre n’est pas un résultat d’enquête ou de sondage. Il suffit d’acheter le livre BaleineBis et de lire attentivement les pages 235-236 pour comprendre les raisonnements qui justifient ce calcul. Ils sont à mon avis très justes.
Oui, il fut prendre en compte tous les locuteurs, frontaliers ou pas, qui parlent plus ou moins bien le luxembourgeois comme langue seconde. C’est ce que fait Fernand Fehlen, qui par son ouvrage, donne une nouvelle orientation à la sociolinguistique luxembourgeoise et apporte ainsi à son pays de riches appréciations et réflexions. En justifiant l’exigence du multilinguisme par l’économie (même si le mot de marché [libéral?] est malheureux) autant que par la cohésion sociale [et politique?] et la [multi?]culture, il amène ses concitoyens du Luxembourg à maintenir et à développer à la fois les langues internationales et la langue locale de leur pays. C’est son mérite et sa pierre à la construction commune.
Fernand Fehlen : BaleineBis : Une enquête sur un marché linguistique multilingue en profonde mutation – Luxemburgs Sprachenmarkt im Wandel ; RED N° 12, Sesopi Centre intercommunautaire, février 2009 ; 248 pages, 25 euros ; www.sesopi-ci.lu