Je ne puis évoquer le nom de José Ensch sans quelque émotion, sans quelque reconnaissance pour cette dame qui a fait de moi comme un citoyen d'honneur de la poésie luxembourgeoise. J'égrène mes souvenirs avec cette poétesse: c'est le champagne un peu matinal; c'est sa bibliothèque sans frontières; ce sont ces heures à Vianden où rodent encore les ombres des dames du temps jadis et celle de Juliette Drouet, c'est ce matin à l'abbaye d'Echternach: une auréole sur les escaliers juste au passage de la poétesse. Ce sont aussi ces heures où nos discussions aboutissaient chaque fois à l'évocation du silence.
La poésie de José Ensch est fortement hantée. S'y meut l'ombre d'une vague altérité désignée par un «il» tout à la fois intime et légendaire. L'autre est allégorisé. La poésie de José Ensch, abhorrant frontières et limites institue le vécu en image poétique: «Les fleurs ont gelé la nuit / La rue est toute seule dans les sirènes du matin / sa bouche bleue et sèche et blanche / Feuilles mortes prises dans la glace / Les rails se déforment, on ne peut aller nulle part / Dans les grands cheveux de la terre morte / les chevaux ont froid» (ailleurs ... c'est certain). Ici, le spectacle hivernal est transcendé en vision de sirènes et de chevaux venus de je ne sais où, de je ne sais quand.
Entendons par «vécu»: séparations, désirs demeurés désirs et soifs inextinguibles. Sous la plume de José Ensch, les images du monde se muent en monde d'images tout aussi insolites que familières. L'insaisissable de cela qui fourmille en nous se résout en images concrètes i.e. en allégories. José Ensch hisse le vécu? avec ses grands drames et ses petits bonheurs? en mythe, en récits qui s'allient à l'origine et gomment toute référence à la chronologie et à l'espace : «Il y eut des anges / touffus comme de jeunes miroirs / et dans les sourires surgis / des esprits que déplore le vent / les jours de grand blé / de leurre insensible // Le temps alors / songeait à faire la toupie / sur la pointe d'un seul pied...» (Dans les cages du vent).
Il y a de l'utopie et de l'uchronie dans toutes les pages de José Ensch. C'est sans doute pourquoi la poétesse ne lit ni ne déclame ses textes. Elle les psalmodie. J'ai pu consulter l'exemplaire de son recueil Dans les cages du vent qu'elle emporte avec elle pour ses lectures et j'y ai vu comme une partition par quoi elle se recommande d'amplifier telle ou telle syllabe, tel ou tel accent, par quoi elle donne corps aux blancs, au silence comme pour en faire l'allégorie.
Je reviens à l'allégorie et y vois une volonté de donner corps aux choses incorporelles, un désir de rendre visible ce qui se dérobe à notre perception. Mais la poétesse n'est pas crédule. Elle sait que la poésie nous fait marcher - dans toutes les acceptions du mot. C'est ainsi que je comprends son inespoir (et je ne dis pas désespoir). Par ce mot, pour l'invention duquel on ne m'a pas attendu, j'entends, en l'occurrence, cette ferme conviction que le monde n'est perfectible que poétiquement. Je suis toujours sorti de chez José Ensch ravi et ébranlé. Cette force qu'elle incarne, comme elle est vulnérablement humaine. Je suis toujours sorti de chez elle avec des craintes. Je crains toujours que son inespoir ne se transforme en désespoir; je crains toujours que les laideurs du monde n'affectent les pouvoirs fascinants de ses mains qui façonnent des mythes. Plus d'une fois, l'ayant longuement écoutée, j'ai éprouvé le besoin irrésistible de marcher et je me retrouvais à longer la Pétrusse ou l'Alzette. Longuement.
La poésie de José Ensch invite au cheminement, à la lecture des choses parce qu'elle est méditative. Voilà une poésie qui est pensée de la vie? philopoésie dirait Miche Deguy - et pensée de la poésie comme dans ce texte irrésistible : «Se déclare et demeure cette écriture / le texte publié / message et signe ... / L'image ici se mire dans ses propres reflets, elle danse...» (Le Profil et les ombres).
Mais la méditation de la poétesse n'est jamais morose car elle décrypte la vie comme un livre et il y a toujours plaisir à lire, bonheur à déchiffrer le monde entendu comme monde de signes. C'est, bien entendu, d'une lecture à portée ontologique qu'il s'agit et cette lecture n'est jamais chagrine. J'ai eu maintes fois le bonheur de voir le sourire radieux de la poétesse.
À paraître: L'Aiguille Aveugle.