Huit ans et six mois. C’est le temps qui reste pour réduire les émissions CO2 des bâtiments résidentiels et tertiaires de 64 pour cent. Cet « objectif climatique sectoriel » que le gouvernement vient de se fixer paraît très ambitieux. Mais le ministre de l’Énergie et de l’Aménagement du territoire, Claude Turmes (Déi Gréng), s’affiche comme un optimiste, un révolutionnaire de l’efficience. Comme Henri Kox, il fait partie de la génération de techniciens désidéologisés qui avaient rejoint les Verts dans les années 1990. Quand il évoque sa grande campagne de rénovation énergétique, il s’enthousiasme des nouvelles constructions, de leur « excellence », de leurs « sauts quantiques » et de leurs « nouvelles technologies de référence », comme la pompe thermique. À partir de janvier 2023, il sera « quasiment impossible » d’installer une chaudière à gaz ou au mazout dans une nouvelle construction. Actuellement, les bâtiments résidentiels sont responsables de 12,8 pour cent des émissions de gaz à effet de serre. (À 64,4 pour cent, le transport routier écrase le classement des pollueurs.) Mais les inondations récentes ont rappelé le double risque du mazout, comme polluant de l’atmosphère et, potentiellement, des eaux. De nombreuses cuves à fioul se sont déversées dans les caves. Ces boues toxiques, hâtivement évacuées par les sinistrés, ont souvent atterri dans les cours d’eaux adjacents.
Même dans un pays où on construit beaucoup de nouveaux immeubles et où on en détruit beaucoup d’anciens, il faudra rénover une bonne partie du parc immobilier existant pour atteindre les 64 pour cent visés d’ici 2030. « Das Bohren harter Bretter », c’est ainsi que le ministre décrit sa tâche. Il s’agirait d’« un problème de motivation et d’organisation ». Le ministre n’évoque pas la question sociale. Quand on lui demande s’il trouve juste que le banquier du Belair et l’ouvrier de Differdange aient droit au même montant de subventions à la rénovation énergétique, il répond : « Il y a la politique sociale et il y a la politique environnementale ». De toute manière, estime-t-il, les ménages avec très peu de revenus seraient principalement locataires. Dans Transition écologique – une chance pour l’Europe, son livre publié en 2017, le député européen Turmes proposait une mesure radicale : Et si, en-deçà d’un niveau de performance énergétique, on interdisait aux propriétaires de vendre et de louer ? L’ancien « Eurofighter » a atterri sur le terrain de la realpolitik nationale. Il veut désormais « motiver » les investisseurs à rénover leurs immeubles locatifs. Depuis cette année, les multipropriétaires peuvent annuellement amortir six pour cent des dépenses de rénovation, et ceci durant dix ans. Turmes évoque un incitant « énorme, beaucoup plus attrayant que les primes ». Un énième bonbon fiscal pour les rentiers qui en sont déjà gavés ? « Bon, alors on en arriverait à une contrainte (Zwang) à rénover ? », répond-il, déconcerté.
Claude Turmes adore citer les « modèles ». Par exemple le modèle viennois, c’est-à-dire la possibilité d’une surélévation d’un ou deux étages en contrepartie d’une rénovation énergétique. Il l’évoque dans quasiment toutes ces interviews comme une de ses pistes privilégiées pour densifier et décarboner l’habitat urbain existant. Or, cette grande vision est pulvérisée par le small print de la réglementation communale. Voté en 2017, le PAG de la capitale va ainsi dans le sens inverse des idées prônées par Turmes. Sur les 25 465 bâtiments que compte la Ville, 8 277 sont protégés à des degrés divers. Sauf quelques rares exceptions, une « Aufstockung » y est formellement interdite. Un autre problème se pose : En vissant une couche d’isolant sur sa façade, le propriétaire crée une surépaisseur d’une vingtaine de centimètres. Or, pas question d’empiéter sur la voie publique. Pour les maisons sans jardinet donnant directement sur le trottoir, la Ville interdit catégoriquement l’isolation des façades extérieures. Les propriétaires sont priés d’isoler leur rez-de-chaussée de l’intérieur, une solution techniquement sous-optimale qui, en plus, fait perdre quelques mètres carrés de surface habitable.
Face à la sacro-sainte autonomie communale, Claude Turmes paraît désarmé. Entre ses priorités de densification et les règlements sur les bâtisses, il y aurait « certaines contradictions », dont il voudrait faire « un sujet politique », mais des « modifications ponctuelles » aux PAG seraient toujours envisageables. Puis de se référer à la « deuxième phase » de « Luxembourg in transition », le projet de prospection qu’il a commandité : des chercheurs de l’Uni.lu plancheraient actuellement sur le sujet. Le Plan national intégré en matière d’énergie et de climat (Pnec) a retenu une formule très précautionneuse en décembre 2019 : « Des projets pilotes analysent actuellement la possibilité de densification de l’habitat, sur le modèle de la ville de Vienne ».
L’autre modèle, auquel se réfère Turmes, est le modèle néerlandais : Des équipes spécialisées isolant les façades et les toits par rues entières avec des éléments préfabriqués sur des imprimantes 3D. Cette piste risquera de fortement déplaire aux protecteurs du patrimoine. Déjà aujourd’hui, les Bildungsbürger s’indigent des isolations thermiques bâclées. « La sensibilité énergétique est bien présente, mais la volonté de l’appliquer de manière subtile ou esthétique l’est moins », regrette Sonja Gengler. L’architecte-directrice de la Ville de Luxembourg estime qu’il serait dommage que l’esthétique du patrimoine bâti soit écrasée par les matériaux d’isolation. Elle craint que tous les bâtiments finissent par se ressembler : « On a tenté de sensibiliser les conseillers énergétiques à ne pas faire n’importe quoi… À ne pas simplement recouvrir les ornements par exemple. Mais ils ont tendance à dupliquer le même modèle partout, sans nuances. »
Extrêmement avantageuses, les primes ont encore été majorées de cinquante pour cent au printemps dernier. En cumulant les subsides étatiques et communaux, le propriétaire peut actuellement prétendre à un remboursement allant jusqu’à 75 pour cent des « frais éligibles ». Autant pour le principe. Dans la pratique, le système reste difficile à déchiffrer, et les montants des subventions peuvent grandement varier. Elles dépendent d’une multitude de paramètres et de détails. Cette illisibilité explique que, même si on constate un regain d’intérêt depuis la majoration des primes, ce n’est toujours pas la ruée. Le ministère de l’Environnement a ainsi donné 438 « accords de principe » au premier semestre 2021 (contre 188 au premier semestre de l’année précédente).
Aux propriétaires déjà surendettés, la peur d’un coût supplémentaire pèse. L’isolation thermique de la cave au toit, en passant par les fenêtres et l’installation d’une pompe à chaleur, « dat schléit an d’Geld », explique le patron d’une PME spécialisée dans les rénovations énergétiques. « On fait beaucoup de devis, mais on a peu de retours. Pour une rénovation énergétique complète, vous arrivez rapidement à des sommes de 100 000 euros. Même avec les subsides étatiques, il s’agit d’un investissement énorme et il vous faudra des décennies avant de l’amortir ». Sa conclusion reflète celle d’autres acteurs du secteur : « Tant que les prix du gaz et du mazout n’augmenteront pas drastiquement, les gens ne vont pas faire la transition. » Puis se pose la question des nuisances du chantier. Car entreprendre une « deep renovation », c’est vivre six mois dans la poussière des travaux. Claude Turmes évoquait la piste d’un relogement temporaire dans des « tiny houses ». Or, cela sonnait trop comme un euphémisme pour « containers ».
Le ministère de l’Énergie est revenu de son purisme. Il y a un an et demi, le Pnec donnait encore la « priorité aux rénovations intégrales et à haute efficacité énergétique. » Turmes évoque désormais les « rénovations par éléments individuels », c’est-à-dire à petits pas, par étapes successives. Il promet moins de bureaucratie, moins de paperasses. À partir de janvier 2022, explique-t-il, les primes devraient être adaptées : « Je change de fenêtres, j’aurai un subside pour les fenêtres. J’isole le toit, j’aurai un subside pour le toit. Je remplace le chauffage au mazout, j’aurai un subside pour la pompe à chaleur. »
Turmes a trouvé un nouveau modèle : Bottrop. Moins glamour que Vienne, la petite ville industrielle dans la Ruhr attire l’attention des médias et est célébrée comme modèle de la transition. C’est que Bottrop a réussi à convaincre trois fois plus de propriétaires immobiliers que la moyenne allemande à lancer des travaux d’assainissement énergétique. Les experts communaux choisirent une approche pragmatique mais efficace : ils conseillaient explicitement aux propriétaires de renoncer aux mesures trop coûteuses et de commencer par isoler la dalle du grenier. La ville a ainsi pu donner traiter 950 demandes de subvention en ne dépensant que 2,75 millions d’euros.
Differdange veut devenir le Bottrop luxembourgeois. L’idée est de choisir un quartier et d’en faire un laboratoire à ciel ouvert de l’assainissement énergétique collectif. Un groupe de travail, (constitué de fonctionnaires, d’élus locaux, d’ingénieurs, d’architectes et de chercheurs du Liser) a été formé à l’automne 2020. Or, tout reste à déterminer. L’échevine de l’urbanisme, Laura Pregno (Déi Gréng), ne veut trop s’avancer : On ne se serait pas encore fixé sur des rues précises, mais celles-ci devraient idéalement présenter une architecture homogène permettant la sérialisation d’un concept de rénovation. (Pregno estime que projet pourrait être lancé à la fin de l’automne.) La commune est-elle prête à permettre des extensions ou surélévations pour motiver les propriétaires à participer au projet-pilote ? Moins de dioxyde de carbone en contrepartie de plus de mètres carrés ? S’il le fallait, cette piste pourrait être évoquée, répond, prudente, l’édile verte. Pour les grandes visions de décarbonation de Claude Turmes, Differdange aura valeur de test grandeur nature.