Le Premier ministre britannique David Cameron a achevé vendredi dernier une mini-tournée qui l’a conduit dans cinq pays de l’UE (dans l’ordre : le Danemark, les Pays-Bas, la France, la Pologne et l’Allemagne) en attendant d’en visiter 22 autres au cours des prochains mois. Bien que personnellement favorable au maintien de son pays dans l’Union Européenne, il cherche à convaincre ses homologues, sous la menace du « Brexit » qui pourrait survenir à l’issue du référendum toujours prévu pour 2017, de réformer profondément le fonctionnement de l’UE sur plusieurs points-clés. Celui qui retient le plus l’attention, car il a été au centre de la récente campagne électorale au Royaume-Uni, est le durcissement des conditions d’accès aux aides sociales pour les ressortissants de l’UE vivant dans ce pays.
David Cameron considère que la réglementation en vigueur, qui prohibe toute discrimination et oblige par conséquent à accorder aux immigrants de l’UE les mêmes avantages qu’aux nationaux, incite les habitants des pays membres les plus pauvres à venir faire du « tourisme social » en Grande-Bretagne, c’est-à-dire à s’y installer uniquement pour profiter des prestations sociales sans chercher réellement du travail ni vouloir s’intégrer, une position partagée par la plupart des responsables des partis de droite ailleurs en Europe. Au passage il faut noter que l’expression « tourisme social » est particulièrement inadaptée, en raison de la confusion possible avec le mouvement né dans les années trente et qui vise à favoriser l’accès des catégories les plus modestes aux vacances et aux loisirs. Le terme anglais est « benefits tourism » mais il n’est pas aisé à traduire en deux mots.
Confrontés à des dépenses sociales en forte hausse à cause du chômage des immigrés originaires de l’UE, qui a augmenté de 75 pour cent au cours des trois dernières années, les Tories proposent notamment d’expulser ceux qui n’auraient pas trouvé de travail au bout de six mois. Quant à ceux qui travaillent, les aides sociales ne leur seraient accordées qu’au bout de quatre ans de résidence. Ces mesures ont provoqué un tollé à gauche, un peu partout en Europe. L’ONG France Terre d’asile évoque une « stigmatisation des étrangers ». Elles ont aussi choqué les gouvernements de pays d’Europe de l’est comme la Pologne, dont 800 000 nationaux vivent outre-Manche, car la libre circulation des personnes est un principe fondamental, rappelé par l’article 26 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne.
Selon ce principe, tout citoyen d’un pays membre peut se déplacer librement dans l’espace européen pour voyager, étudier, travailler ou résider. Mais dans de nombreux pays, on considère qu’il existe aujourd’hui un « abus systématique du droit à la libre circulation par des immigrés venus des autres pays de l’UE », selon les termes de la lettre adressée à la Commission et au Parlement européens par les gouvernements britannique, allemand, néerlandais et autrichien en avril 2013.
À ce stade une clarification s’impose. Dans les pays de l’UE, il existe deux grandes catégories de prestations sociales. Celles qui sont liées au versement préalable de cotisations, et celles qui, pour des raisons humanitaires, sont accordées sans conditions, ou avec des conditions très limitées. Les premières correspondent notamment aux indemnités de chômage. Par définition, elles concernent des personnes qui ont déjà travaillé et cotisé. Or tout emploi, quelle que soit sa nature et sa durée, ouvre droit à des prestations de chômage au bénéfice des ressortissants de pays de l’UE. Il s’agit d’une règle simple que personne, les Britanniques en premier, ne songe à remettre en cause.
En revanche d’autres prestations sont accordées sans qu’il soit nécessaire d’occuper un emploi, en général au bout d’une période de résidence assez courte. Figurent dans ce lot les aides au logement, la prise en charge des frais de santé, les minima vieillesse et les allocations familiales, avec des différences importantes d’un pays à l’autre. Ce sont elles qui posent problème, et que David Cameron voudrait supprimer ou limiter (en durée, en montant et en nombre d’allocataires) en les assortissant de conditions plus sévères pour les étrangers.
Sur ce point, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a apporté beaucoup d’eau à son moulin depuis huit mois. En novembre 2014, en effet, la CJUE a admis la possibilité pour les États membres de s’opposer aux versements de prestations sociales aux immigrants provenant d’autres pays membres si ces derniers ne manifestent pas le désir de trouver un emploi. Ce jugement, qui a été confirmé par un avis de la Cour en mars 2015, consacre en fait un nouveau principe, suivant lequel la liberté de circulation des personnes est désormais conditionnée à la recherche effective d’un emploi dans le pays d’accueil.
La Belgique avait pris les devants. En 2013, plus de 2 000 citoyens européens (contre 340 en 2010) ont été expulsés du pays, dont de nombreux Français, car, inactifs ou dépourvus aux yeux des autorités belges de revenus suffisants, ils constituaient « une charge déraisonnable pour le système d’aide sociale du royaume ». En Allemagne, le pays où, sans surprise, M. Cameron a trouvé le meilleur accueil pendant sa tournée, un responsable de la CDU a d’ailleurs déclaré : « Nous sommes favorables à l’immigration vers le marché du travail, mais contre l’immigration vers les centres de l’emploi ».
Les opposants aux réductions de prestations parlent de fantasmes, en s’appuyant sur plusieurs études : un rapport de la Commission Européenne de novembre 2013 a montré que les ressortissants d’autres pays membres de l’UE ont un taux d’emploi supérieur à celui des nationaux et perçoivent moins d’allocations qu’eux. Une enquête britannique en 2010 prouvait que les migrants intra-UE étaient moitié moins nombreux que les locaux à obtenir des avantages sociaux sous forme monétaire ou en nature. En fait, tout ce débat est empreint d’une profonde hypocrisie. En effet seulement dix millions d’Européens résident dans un autre État membre que celui dont ils étaient ressortissants, ce qui représente à peine deux pour cent de la population de l’UE.
On trouve là pour l’essentiel des étudiants et des personnes actives, dont le coût en termes de prestations sociales est probablement réduit pour les pays d’accueil, qui y trouvent largement leur compte par ailleurs (un rapport de l’OCDE en 2013 parlait des « vertus fiscales de l’immigration »). Mais une grande partie de ces migrants est aussi composée de Roms, et c’est surtout ce groupe ethnique qui paraît visé par les mesures proposées par les partis conservateurs ou de droite. Plus de la moitié de la population rom, estimée entre dix à douze millions de personnes est issue de pays de l’UE comme la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Slovaquie. Grâce à la liberté de circulation, ils sont de plus en plus présents en Europe de l’ouest : maltraités dans leurs pays d’origine, et nomades par tradition, ils constituent le « gros des bataillons » de migrants intra-UE.
Par ailleurs, la question des prestations sociales versées aux migrants intra-UE en occulte une autre, encore très peu évoquée, sauf par les partis d’extrême droite. Dans la plupart des pays de l’UE, l’immigration en provenance de pays non-membres est bien plus importante que celle de ressortissants de l’Union. Les prestations sociales jouent de longue date un rôle de « pompe aspirante » pour les habitants des pays pauvres. En Afrique par exemple, il se dit qu’en Europe on peut gagner sans rien faire davantage qu’au pays en travaillant. Un argument de poids dans les pays où le revenu annuel par habitant ne dépasse pas 1 000 dollars (ils sont 25 selon la Banque Mondiale), à comparer aux 43 500 dollars en France et aux 70 000 dollars au Luxembourg.
Autre problème préoccupant, celui des personnes qui fuient des pays ou des régions dévastées par la guerre ou le chaos (Syrie, Afghanistan, Yemen, Libye, Erythrée). La semaine même où David Cameron faisait sa petite tournée, plusieurs milliers de réfugiés étaient secourus en Méditerranée. Depuis le début de 2015, 45 000 d’entre eux ont déjà transité par l’Italie et les flux deviennent tellement importants que la Commission Européenne a proposé mi-mai d’instaurer des quotas pour assurer une distribution équitable des réfugiés et des demandeurs d’asile entre les États de l’UE puisqu’il n’est pas question de les renvoyer chez eux. Les règles européennes ne s’appliquent pas ici, chaque pays possédant ses propres procédures d’indemnisation. Mais les restrictions qui seront vraisemblablement apportées aux prestations pour les migrants intra-UE (auxquelles la présidence lettone, en place jusqu’à la fin juin, s’est déclarée favorable) préfigurent sans doute un durcissement des dispositifs nationaux d’aides à tous les immigrés, quelle que soit leur provenance.