Faire un pas en arrière et regarder le monde tel qu’il va : En une semaine, l’agence Frontex sauve 5 000 migrants africains entassés sur 25 embarcations de fortune en Méditerranée. Depuis le début de l’année, plus de 1 700 personnes y sont mortes, des morts anonymes dont le Premier ministre italien Matteo Renzi veut aller « chercher les cadavres jusqu’au fond de la mer » afin de les sortir de l’anonymat – et faire pression sur ses collègues européens pour un meilleur partage de la charge de cette nouvelle immigration de masse sur le territoire européen. À Bruxelles, le Président de la Commission Jean-Claude Juncker fait un bras de fer avec les chefs d’État et de gouvernement pour introduire des quotas, répartissant « équitablement » quelque 40 000 migrants syriens et érythréens dans une population européenne de 500 millions de personnes (ce qui n’est rien). Et déjà, les égoïsmes nationaux se déclenchent, évoquant leur souveraineté ou leur situation politique ou économique fragile pour éviter l’accueil de quelques centaines ou milliers de personnes chez eux. En réalité, il ne s’agit que de réflexes les plus bas : protectionnisme, xénophobie, peur de l’Autre. Parce qu’il est noir, juif, musulman – et surtout une chose : pauvre, cette tare que les gens craignent comme le diable le bon dieu parce qu’ils la croient contagieuse.
À l’heure où les images des guerres, famines, catastrophes naturelles ou humanitaires se propagent en temps réel et où l’indignation si chère à Stéphane Hessel est réduite à un statut Facebook ou en tweet éphémère de 140 signes, il semble devenu illusoire de vouloir expliquer les rapports complexes qu’entretiennent les enjeux stratégiques et les inégalités sociales dans le monde et ces migrations vers un espace ressenti comme l’Eden économique, les intérêts aussi qu’aurait la vieille Europe à accueillir du sang neuf, ces jeunes prêts à faire des périples inhumains afin de l’atteindre. Peut-être qu’il serait temps de plaider naïvement, primitivement, pour un nouvel humanisme.
Et si on ouvrait grandes les frontières ? Et si on était prêt à accepter cette déstabilisation qu’apportent de nouveaux venus avec leurs religions, leurs traditions, leurs habitudes et leur énergie ? D’être désarçonné et d’essayer d’appliquer les valeurs apprises en cours de religion ou de morale ? Et si, au lieu de craindre que ne soient érigées des mosquées et que la viande halal se banalise sur les menus des cantines scolaires, que tous les hommes finissent guerriers de l’état islamique et toutes les femmes se cachent sous une burqa, on se rendait à l’évidence que peut-être le rêve des migrants, celui d’une vie meilleure, est aussi de jouer paisiblement à World of Warcraft sur le dernier modèle de l’iPad, de faire son shopping chez H&M et de manger au McDo après une dure journée de labeur ou de cours ? Et si on ouvrait grandes les portes de l’Europe, et si on légalisait l’immigration ? Si on essayait au moins d’en penser les opportunités ? Il n’est pas étonnant que ce soient les milieux économiques qui plaident en premier pour une politique d’accueil plus généreuse. Parce qu’ils ont besoin de la main d’œuvre que l’Europe n’est plus capable de fournir. Une immigration légale facilitée aiderait aussi à réduire le travail au noir et l’exploitation des illégaux.
Il n’en va pas autrement au Luxembourg, où les patrons soutiennent massivement l’ouverture du droit de vote aux étrangers. Et où le débat sur cette question divise la société civile en deux camps violemment opposés, qui ne discutent plus des modalités pratiques d’une telle ouverture, mais de souveraineté nationale, de repli identitaire, de forces obscures qui menaceraient le pays. À deux jours du référendum, il y a d’un côté ceux qui prétendent défendre le pays et la couronne et de l’autre ceux qui sont pour le progrès politique et social et surtout pour la défense des vraies vertus du pays : son ouverture internationale et sa générosité. Cette recherche d’une « morale pour temps précaires » que préconise Judith Butler, ou cette quête d’une Minima Moralia selon Adorno s’appliquent parfaitement à la situation luxembourgeoise actuelle. Car, selon la Commission, le grand-duché serait tenu à accueillir 515 demandeurs d’asile africains. Si on est déjà rétifs à partager une valeur abstraite comme le droit de vote, qu’en est-il du partage de l’espace et des richesses ?