Comment l’enfant des Lumières, l’athée démocrate qui n’ignore rien des horreurs du siècle dernier que je suis, peut-il se faire envoûter encore et toujours par le maître chanteur de Bayreuth ? Eh bien, c’est parce que Richard Wagner est un musicien génial… malgré ses opéras. Son mécène Louis II de Bavière et son zélateur Adolf Hitler l’idolâtraient à cause de ses opéras… et malgré sa musique. Oh certes, ils adoraient en connaisseurs le pathos mélodique et rythmique de la cérémonie des chevaliers du Graal, genre « Froh im Verein / brudergetreu / zu kämpfen mit seligem Mute » qu’auraient pu fredonner en d’autres temps les frères d’armes de la « Wehrmacht », mais que pouvaient-ils bien entendre aux nouveautés harmoniques et à la révolution pré-atonale d’un Tristan qui ouvraient la voie aux juifs Mahler et Schönberg que les nazis s’empressaient à ranger parmi les dégénérés. Dans la production qu’il nous était donné d’admirer le week-end dernier au Grand Théâtre, le chef Eliahu Inbal, mahlérien confirmé, tira donc en toute logique (et tant pis pour la subtilité) Wagner vers Mahler.
L’admirable mise en scène de Tatjana Gürbaca (voir aussi d’Land 15/13) nous fit bien comprendre que Parsifal n’est pas un opéra, pardon un « Bühnenweihfestspiel », de pitié et de piété. Pourquoi ne pas y voir d’abord une réflexion sur l’intolérable souffrance humaine et un plaidoyer pour l’euthanasie ? Après tout, Montsalvat ressembla fort à un hôpital, voire à un mouroir, avec un Gurnemanz (formidable Georg Zeppenfeld) errant en chaise roulante. Au royaume des grands invalides, les paraplégiques seraient-ils roi, ou tout au moins conseiller ? Amfortas, roi du Graal, est coupable de sa maladie et quémande la mort. Tous les traitements palliatifs ayant échoué, il attend l’euthanasie comme une rédemption, car le rédempteur est toujours aussi un rédemp-tueur.
Mais quelle faute Amfortas, et accessoirement Wagner, ont-ils donc commise ? « Le cas Wagner » d’abord : l’opéra est, comme le cinéma, un genre éminemment impur et en créant (avec quel génie) ses immortels « Musikdramen », Wagner pousse cette impureté jusqu’au bout, en « souillant » la musique pure par le texte et le décor. On pourrait objecter que toute l’histoire de l’opéra, du moins de Monteverdi à Wagner, peut se résumer à une lutte entre la parole et la musique qui se résout (provisoirement) dans le fameux cri de Brangäne au deuxième acte de Tristan. Un cri pur, sans aucun sens, un signifiant sans signifié, signifiant la victoire de la musique sur la parole. Après, il ne restera plus que le « Sprechgesang » et le cycle thèse, antithèse, synthèse, cher à Hegel, peut reprendre sa course.
Wagner se sent donc coupable : coupable de souiller la pureté de la musique, coupable de se suspecter lui-même une origine impure, (la rumeur ne court-elle pas qu’il serait Juif ?), coupable d’avoir enfreint, comme Tannhäuser et Amfortas, la loi de la chasteté, (ne vit-il pas avec la femme de von Bülow ?). Coupable d’avoir été baptisé et de faire partie de ce monde chrétien, dont il n’arrête pas de crier la haine qu’il lui inspire. Le journal de Cosima est fort instructif à cet égard : « L’église catholique est la peste du monde, c’est un scandale qu’elle existe toujours. Elle est la chose la plus horrible de l’histoire, notamment à cause de la victoire du judaïsme qu’elle a rendu possible. » Wagner n’est pas loin de se prendre lui-même pour une espèce de Christ aux yeux bleus et aux cheveux blonds, ce Christ qui était comme lui Juif et catholique, persécuté par un judaïsme que les catholiques allaient rendre international, « à l’insu de leur propre gré », comme dirait l’autre. Écouter la Passion selon Saint Mathieu, puis Parsifal ou Tanhäuser, nous fait pourtant toucher du doigt les différences entre les cultures protestante et catholique. Wagner est, nolens volens, un artiste catholique, et les décors, l’autre soir, auraient pu être signés par un Jean-Marie Biwer, voire un Hermann Nitsch. Sous le masque d’un rituel catholique haï, Wagner célèbre en vérité une grande messe païenne qui inspirera bientôt moult rassemblements à Nürnberg, et qui fera communier Hitler avec son mentor dans la haine partagée d’une religion de la pitié et du pardon : « Hinter der abgeschmackten, christlich aufgeputzten äusseren Fabel mit ihrem Karfreitagszauber erscheint etwas ganz anderes als der eigentliche Gegenstand dieses tiefsinnigen Dramas. Nicht die christlich-Schopenhauersche Mitleidsreligion wird verherrlicht, sondern das reine, adlige Blut, das in seiner Reinheit zu hüten und zu verherrlichen sich die Bruderschaft der Wissenden zusammengefunden hat, » confia le dictateur à son ami Rauschning.
Mais que cache alors cette obsession toute chrétienne de la chasteté qui nous fait sourire aujourd’hui, mais qui continue à hanter toutes les croyances monothéistes ? Le péché, de nos jours, est ailleurs, et Madame Gürbaca l’a bien compris quand elle nous montre les preux chevaliers qui tripotent avec une solennelle lubricité les petits garçons, sous prétexte de les laver de leurs péchés. Voilà pour la lecture contemporaine de la chose qui ne nous semble pas si absurde, s’agissant de personnages qui parlent déjà le verlan. Kundry n’appelle-t-elle pas son héros Fal Parsi ?
Mais, serais-je tenté de dire, il y a bien pire. Parsifal, c’est d’abord une histoire de sang et d’ADN. Contrairement à ce qu’enseigne l’Église, le péché dans l’acte sexuel n’est pas, pour Wagner, le plaisir, mais la procréation. En mêlant le sang, le sperme et l’ovule de deux individus qui se sont forcément étrangers, la procréation sexuée donne la vie en ayant recours à l’altérité. Cela est pour l’antisémite Wagner le vrai péché originel, car l’étranger que la sexualité introduit nécessairement, ne peut être que le Juif. Il l’a maintes fois dit et redit, et pas seulement dans Das Judentum in der Musik.
La parthénogenèse serait-elle alors la solution ? La parthénogenèse, rappelons-le, est la division d’une cellule en deux cellules, absolument identiques à la cellule mère. C’est le premier mode de reproduction de la vie, un clonage en fait, un hymne non pas au semblable, mais au même, une illusion aussi de l’immortalité, au prix, il est vrai, de la négation de l’individu. Au prix aussi d’une extrême vulnérabilité, car bannissant toute évolution, tout développement, toute capacité à s’adapter à de nouvelles conditions. En inventant la reproduction sexuée, la nature a rendu possible l’évolution et donc la création de nouvelles espèces et surtout de l’individu.
Nos preux chevaliers en sont restés à la parthénogenèse. Cultivant l’entre-soi, cachant leur forteresse du regard de l’autre, ils se régénèrent par le semblable. Le seul sang qui puisse nourrir leur corps et leur esprit est celui de Jésus, celui du Graal, car Jésus a été conçu de manière asexuée par une vierge indemne du péché originel (grâce au dogme de l’Immaculée conception). Chez Wagner, le Graal n’est donc pas une métaphore, il est à prendre au pied de la lettre. Mais les chevaliers du Graal ne sont pas des vampires gloutons, ce sont des vampires voyeurs : voir le sang du Christ dans toujours le même rite ésotérique plutôt que de le boire comme dans l’eucharistie chrétienne. Boire du sang et manger de la viande, c’est encore une fois introduire le loup dans la bergerie, c’est souiller son propre sang et sa propre race par l’apport de l’étrange étranger. Hitler ne s’y est pas trompé qui était un végétarien pratiquant et militant. Parsifal par contre se trompe quand il agite l’épée en forme de croix devant Klingsor, car les vampires, nous venons de le voir, ne sont pas ceux qu’on croit.
Mais quand les temps changent, le frileux repli sur soi et la parthénogenèse font dépérir la communauté, incapable de changement et d’adaptation. Il faut alors dé-clore cet espace incestueux en réunissant l’épée masculin et le graal féminin qui, ne l’oublions pas, saigne périodiquement. Ce à quoi va s’attaquer Parsifal. Mais pourquoi réussirait-il là où Siegfried a échoué ? Parce que Parsifal, justement, vient d’ailleurs, du dehors (Wagner occulte pieusement qu’il est en fait le neveu d’Amfortas) et a été conçu par l’union d’un homme et d’une femme, là où Siegfried est un pur produit endogène, rejeton de l’amour incestueux entre frère et sœur, incapable par conséquent de régénérer la race. En ce sens, l’accent serbe du ténor Zoran Todorovich ne dénota pas plus l’autre soir que jadis la peau noire de Jessye Norman et il vint opportunément souligner l’étrangeté du personnage de Parsifal.
Mais le « reine Tor » réussit-il vraiment ? En le voyant à la fin du spectacle, affublé d’un ridicule costume qui rappelle les poupées Hopi et qui est beaucoup trop grand pour lui, nous comprenons qu’il a échoué lui aussi. Il a échoué parce que, comme les chevaliers du Graal, comme l’antisémite Wagner lui-même, il est à la recherche d’une pureté mythique et dangereuse. Voilà le tragique de Wagner et de ses héros : leurs succès sont autant de victoires à la Pyrrhus, car ils viennent signer leur échec. Sans altérité, pas de rédemption et cette altérité, justement, c’est au choix, Kundry, le diable, le Juif, la femme, la parole et, en dernière instance, la connaissance. Comme Adam avant la chute, le « reine Tor » devrait idéalement rester dans l’ignorance. Et comme Eve au Jardin d’Eden, Kundry, dans le jardin enchanté de Klingsor, si elle ne réussit pas à séduire le preux héros, fait bien pire en l’instruisant. Cette femme est tellement impure (mais c’est, on l’aura compris, un pléonasme) qu’on ne sait toujours pas si la tessiture de sa voix relève de la soprano ou de la mezzo-soprano. « Durch Mitleid wissend » : allons donc, la connaissance ne s’acquiert pas dans la pitié et la compassion, mais en écoutant et en goûtant ce serpent du savoir qui siffle sur nos têtes et qui n’est autre que le chant de la femme et donc des sirènes. La pieuse Hildegard von Bingen ne disait pas autre chose. Il est vrai que le savoir est bien souvent synonyme de péché, car il permet à l’homme, à la suite de Prométhée, de s’émanciper de Dieu. Et voilà le péché originel : pour être homme, il faut nécessairement aimer et baiser, connaître et savoir. Dans ce combat du mal par le mal, Wagner a oublié de réinventer le dogme de l’Immaculée conception.