S’attaquer à une œuvre aussi intense que La maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca s’apparente à un exercice périlleux. Longtemps exclue, cette pièce est l’une des plus jouées du répertoire du dramaturge espagnol. À un point tel qu’il est difficile d’y apporter un regard neuf. Le temps de trois représentations les 12, 14 et 15 mars au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, la Compagnie du Grand Boube a néanmoins réussi l’impossible pari de transformer cette intrigue socio-réaliste en une fable poétique et cruelle.
L’histoire est on ne peut plus tragique : cinq filles célibataires sont cloîtrées par leur mère tyrannique et, suite à une intrigue amoureuse, la plus jeune et la plus belle, Adela, finit par se suicider de désespoir. On devrait logiquement s’attendre à des larmes et du sang. Pourtant, cette atmosphère étouffante transparaît assez peu dans l’interprétation proposée par la Compagnie du Grand Boube et ses cinq membres fondateurs : Carole Lorang (mise en scène), Mani Muller (traduction et adaptation), Peggy Wurth (scénographie et costumes) et les deux acteurs Bach-Lan Lê-Bà Thi (Adela) et Jérôme Varanfrain (Angustias). Certes, le décor épuré et froid, les mots crus et chargés de souffrance, les costumes rouges et noirs, avec une pointe de blanc pour évoquer l’innocence de l’héroïne ou la folie de la grand-mère Maria Josefa, sont là pour nous rappeler l’intensité dramatique de la pièce. Mais sans plus : les protagonistes se livrent à des joutes oratoires avec une violence contenue et la mort d’Adela est à peine suggérée.
L’essentiel est ailleurs, dans un réalisme onirique où attraction et répulsion s’entremêlent. Dans cette relecture de la pièce de Federico Garcia Lorca, La Maison de Bernarda Alba se révèle être une ode à la sensualité exacerbée des femmes et un pamphlet sarcastique contre les hommes qui briment la sexualité féminine parce que celle-ci leur fait peur. Tout ici transpire le désir. Même les notes de musique, égrenées ici et là tout au long de l’intrigue, ont une connotation sexuelle. La matière sonore, élaborée par Franz Leander Klee et Florian Appel, relaie, par ses résonances faites de soupirs et de cris étouffés, la frustration de ces quatre filles refoulées par leur mère dans leurs pulsions sexuelles.
Le jeu des actrices est tout aussi suggestif, à commencer par celui de Bach-Lan Lê-Bà Thi. La jeune comédienne utilise à merveille tous les canons de la séduction. Avec une spontanéité désarmante et un charme naturel, elle se fait tout à tour enjouée, outragée, passionnée et même franchement coquine lorsqu’elle écarte sans aucune pudeur ses jambes et laisse voir le haut de ses cuisses. Même si elles n’ont pas la même plastique que l’héroïne, les autres sœurs (Rita Reis et Renelde Pierlot) expriment elles aussi leur appétit sexuel inassouvi, en particulier dans la fameuse scène où, affublées d’un masque de chien que leur confectionnait leur père, elles se caressent avec volupté l’entrejambe.
Face à ces quatre femmes en mal d’amour, les hommes font aveu de faiblesse par leur absence. Tout le monde en parle mais on ne les voit pas, on ne les entend pas. Tout ce qui nous est donné à voir est une caricature masculine incarnée par la maîtresse des lieux (Sylvie Jobert) qui s’entend dire avec fierté qu’elle « trime comme un gars ». Quant au seul acteur présent dans la pièce, Jérôme Varanfrain, il interprète la fille aînée de la famille, la laide et riche Angustias. Au premier abord, le choix d’un homme pour incarner la rivale amoureuse d’Adela peut sembler incongru. À la réflexion, il est on ne peut plus judicieux car il permet de mieux comprendre le caractère subversif et jubilatoire de cette pièce. Devant une femme passionnée qui affirme clairement son désir sexuel, l’homme ne peut rien. Il doit s’effacer et affirmer son impuissance, incarnée ici par un travestissement dérisoire.
Le prince charmant n’existe pas et placer tous ses espoirs dans un mâle, quel qu’il soit, est une pure folie. À l’image de la grand-mère (Véronique Nosbaum) qui, constamment habillée en robe de mariée, rêve de rencontrer l’homme de sa vie qui va lui faire des enfants ! Les seules femmes lucides sont les servantes Olga et La Poncia. Toutes deux habillées de brun – pas de rouge ni de noir et encore moins de blanc ! -, elles connaissent bien les hommes et ne se bercent plus d’illusion à leur propos. La première, la jeune Olga (Nina Krasnikova), est tout aussi belle que l’héroïne mais chez elle, le feu de la passion a cédé la place à la froideur de la lucidité. Son patron, le mari de Bernarda, l’a souvent troussée de son vivant et leurs étreintes furtives, souvent forcées, n’ont pas laissé chez elle des souvenirs impérissables. Quant à La Poncia (Camille Grandville), elle résume en une réflexion assassine toute la désillusion des femmes devant la misère sexuelle de leur amant : « Après quinze jours de mariage, mon mari était plus doué pour l’art de la table que pour celui du lit ». Tout est dit.