Présentation (réflexion et rêve) La Biennale de Venise est, avec la Documenta, l’événement le plus important de l’art contemporain, elle fait partie des expositions qui ont un impact indéniable aussi bien sur la trajectoire des artistes qui y participent que sur les tendances du monde de l’art à son issue. C’est ce qui explique l’enjeu considérable que représente ce projet pour tout artiste et pour tout pays – qui, selon ses moyens –, y est présent. Le 11 mars dernier a eu lieu la conférence de presse à propos de la participation luxembourgeoise à la 58e Exposition internationale d’art – La Biennale de Venise. Le projet est entièrement financé par le ministère de la Culture1 et sa coordination est placée, comme en 2017 pour l’exposition Thank you so much for the flowers de Mike Bourscheid, sous l’égide du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. L’artiste qui va représenter le Luxembourg à la Biennale est Marco Godinho avec le projet Written by water.
L’une des particularités de la conférence de presse pour Venise est que l’exposition n’ouvrira ses portes que deux mois plus tard. Cette présentation est ainsi dotée d’une forme de liberté, une sorte de page encore blanche – ceci même si le projet est déjà bien défini par l’artiste, le curateur et la production. Cette exposition se situe actuellement pour le public au niveau de la projection et de l’anticipation : c’est, en d’autres termes, l’occasion rare de se laisser emporter par les questionnements soulevés par l’artiste et d’imaginer comment l’« intention » prendra corps pour l’exposition à venir. C’est une belle manière de se confronter à l’art, une temporalité spécifique de la relation à l’art, qui est évocatrice et inspirante, car elle permet le luxe précieux de penser à…, avant que le rapport esthétique, la présence de l’œuvre, ne vienne occuper l’essentiel du processus de réception. D’autant plus que la potence questionnante et poétique du projet de Marco Godinho est particulièrement importante.
Notes préalables Written by water, dont le curateur est Kevin Muhlen, le directeur du Casino, assisté par Stilbé Schroeder, est la première exposition d’art contemporain qui aura lieu dans le nouveau Pavillon luxembourgeois, à l’Arsenale. Le commissaire a mentionné cette dimension fondamentale, le défi que représente la préparation d’une exposition dans un nouvel espace, géré par la Biennale qui, certes, donnera lieu à une visibilité augmentée des projets mais qui représente également des particularités dues au nouveau dispositif administratif et architectural (au positionnement du pavillon dans l’Arsenale) de l’espace à découvrir et à apprendre à habiter. Kevin Muhlen a surtout exprimé son enthousiasme pour le projet de l’artiste avec lequel il travaille depuis plusieurs années sur des projets très différents et dont il connaît donc très bien le travail. Élément qui a également constitué l’introduction de Marco Godinho : la confiance entre les deux hommes qui travaillent avec joie – et en connaissance de cause – pour ce projet. Et il s’agit d’un élément fondamental de la préparation de toute exposition : Comment autrement s’engager et construire un projet ? Comment soutenir au mieux les artistes qui réalisent avec Venise l’un des plus grands défis de leur carrière ? Ceci n’a pas toujours été le cas pour les représentations luxembourgeoises à Venise puisque le processus actuel n’assure malheureusement pas toujours une affinité (ou la possibilité du choix) et une connaissance réelle entre les curateurs et les artistes de chaque édition (spécificité luxembourgeoise qui mériterait d’être repensée). Cette expérience commune de plusieurs années, et la complicité professionnelle, artistique et humaine entre l’artiste et le curateur, constituent donc un élément réjouissant et important.
Puis vient l’art. Marco Godinho – l’artiste que l’on pourrait décrire comme étant l’ami de Chronos – développe une pratique assez singulière : il est d’abord un artiste-Ulysse, lecteur et chercheur, un artiste nomade, marcheur, un artiste poète et un artiste philosophe ; il est aussi un artiste insistant2 et résistant. Prenant comme point de départ pour sa pratique la migration, la déambulation, il a fait du voyage son monde de vie et sa méthode de travail.
Written by water est un projet qui prend à contre-courant les flux migratoires en Europe et qui consiste à aller du Nord vers le Sud. L’actrice principale de ce projet étant la mer Méditerranée – ou plutôt l’imaginaire de la mer. La mer n’est donc pas conçue ici comme le beau décor que cherchent les touristes affamés de lumière venant du nord, mais comme un point de départ des récits fondateurs de la civilisation occidentale, comme symbole de l’horizon des possibles à travers les époques et plus précisément actuellement comme énorme et dangereux obstacle à franchir pour des milliers de personnes qui tentent d’échapper à la guerre, à la pauvreté et à la faim. Or, si les chiffres concernant les migrations humaines et la traversée de la méditerranée sont pour le moins choquants3, le travail de Marco Godinho consiste à sublimer poétiquement cette réalité afin de l’exprimer dans son travail, à sa manière.
Mises en récit Written by water est une exposition pour laquelle les recherches ont commencé en 2013. L’artiste les développe en réactivant certains de ses rituels protocolaires et en en créant de nouveaux. Il s’agit avant tout, et comme l’artiste l’a immédiatement annoncé, d’un projet collectif qui se fait à travers des collaborations précieuses : notamment avec son frère Fabio Godinho, acteur, performeur et metteur en scène ; mais aussi avec des associations dont l’objectif est l’intégration des immigrés au Luxembourg, etc. Comment raconter les histoires de la mer ? « Sans paroles ! » dit l’artiste en proposant un point de départ-poème : « Si l’eau pouvait écrire, que dirait-elle ? ». Il mobilise ensuite certains symboles forts – l’Odyssée chère à l’artiste et toujours présente dans son travail, puis les thématiques de la mémoire et de l’oubli, les gestes de l’offrande ou encore de la vague qui recouvre, l’idée de la page blanche à remplir, ou celle de la conception du monde d’une personne atteinte de cécité, etc. L’artiste s’est en effet lancé un défi énorme : faire entrer la mer (ou une partie de la mer) dans une salle ; créer une bibliothèque constituée de narrations abstraites ; proposer à quelqu’un de (re)lire l’Odyssée et de l’offrir ensuite au Monde ; dresser un portrait de la mer avec des personnes qui ne l’ont jamais vue ; parler de l’horizon des possibles sans oublier l’immense bonheur puis l’infinie douleur que cache cette mer Méditerranée depuis toujours et en particulier depuis 2014 (près de 20 000 morts en elle).
Mais c’est humblement (d’où la poésie) que Marco Godinho se lance ces défis car, comme d’habitude, il met en œuvre ce qui caractérise sont travail : un aller-retour constant entre l’infiniment grand et l’infiniment petit.
Le geste, très simple, qu’il a mis en œuvre afin de « se mesurer à la mer, de toucher son histoire et d’une certaine manière l’humanité » et d’écrire ses histoires – plonger des cahiers provenant de tous les pays bordant la mer qui se trouve au « milieu des terres » dans l’eau, tourner chaque page et laisser l’eau les sculpter… – dévoile (tout en la promettant) la potence poétique de l’exposition que le public pourra découvrir entre le mois de mai et le mois de novembre à la Sérénissime4.
Ernst Bloch, cité par l’artiste parmi un océan de références inspirantes, décrit dans Le principe espérance l’utopie comme étant aussi le résultat d’un manque à combler. Marco Godinho relie cette idée avec la source des migrations humaines et avec l’errance de tout être humain dans la vie. Il prépare un projet qui, lors de sa présentation, était à la fois saisissant, muri et vécu – conditions sine qua non de la transformation poétique, consciente et assumée, d’une réalité politique dure et d’un pouvoir imaginaire infini. Principe espérance donc, pour Written by water aussi.