On en a pris vite l’habitude, d’aller boulevard Emmanuel Servais, là où Erna Hecey a repris son activité de galeriste, aujourd’hui avec Peter Friedl, qui n’est pas un inconnu à Luxembourg, ayant même exposé au début du nouveau siècle au Casino. Mais cela fait exactement une vingtaine d’années, fin 1998, que la galeriste l’avait déjà accueilli, au lendemain de sa participation à la Documenta, dans sa galerie située alors boulevard Prince Henri. Erna Hecey se souvient du mur qu’elle avait fait construire pour la pièce principale de l’exposition, et qu’en passant dernièrement, elle a vu le wall painting et les ouvriers en train de démolir.
Pour accéder à la nouvelle galerie, on longe un autre mur, de l’ambassade des États-Unis. Cela tombe bien, puisque l’exposition s’ouvre sur Liberty City, une vidéo où passe en boucle ce que le visiteur, à peu de distance, happé donc par ce qu’il voit, peut prendre au début pour une rixe, une querelle dans une avenue de Miami. Avec une certaine ambiguïté, la présence d’une voiture de police avec gyrophare, on cogne, on n’arrête pas, on ne sait pas exactement qui fait quoi ou prend le dessus. À y regarder de plus près, à un certain moment, on reconnaît une ceinture de policier, une plaque, c’est lui qui est passé à tabac.
Dans une nuit de décembre 1979, un motocycliste noir avait été arrêté, battu à mort par des policiers blancs, acquittés par la suite. Peter Friedl a inversé les rôles dans sa vidéo, affabulation donc, à coups de pied, de poing, de matraque méticuleusement arrangés. À la limite de Liberty Square, un mur avait été construit pour séparer les communautés blanche et noire.
S’il peut être question de fables pour telles œuvres de Peter Friedl, pour celle-là en l’occurrence en premier pour l’invention du récit, la narration arrangée, c’est d’autre part que l’artiste qui a eu une formation entre autres en zoologie, et a peint à ses débuts des animaux, aime à confronter les deux mondes, humain et animal. Ce dernier devenant de la sorte un filtre à travers lequel mieux reconnaître les choses, le propre de la fable justement. En 1998, pour son exposition à Bruxelles, Peter Friedl avait invité les visiteurs à revêtir des déguisements d’animaux, ça va dans les deux sens.
La mention de la date a son importance, l’exposition à la galerie Erna Hecey comporte outre trois vidéos, sept dessins, de petit format, une dizaine, une douzaine de centimètres, guère plus, de la même année, où les animaux se retrouvent, mêlés des fois à des formes humaines, à moins qu’on ne veuille y voir comme des marionnettes. Des captures d’écran, photos prises à la télévision, avec leurs figures qui ressortent de nulle part, surgissent de quelles nuits, de quels rêves ou cauchemars. Peter Friedl les a travaillées, submergeant par exemple la feuille de correcteur liquide, véritable marée blanche où il pousse des bras à la bête qui se tendent vers un visage pour le moment impassible.
À côté de la vidéo de Liberty City, prise dans l’action d’une extrême violence (même si elle est jouée), les deux autres vidéos de l’exposition, plus récentes, plus longues, plus imposantes, mettent en scène des personnes. Les uns, dans Study for Social Dreaming, dans un montage très calculé, nous font ainsi partager leurs rêves, comme cette métamorphose où apparaît une girafe, on se rappelle celle, empaillée, de Kassel, amenée là pour la Doumenta 12, victime dans un jardin zoologique palestinien de la seconde intifada ; les autres, dans Report, installation vidéo produite pour la dernière Documenta, en 2017, une vingtaine d’acteurs, amateurs pour la plupart, récitent des extraits d’un monologue de Kafka ; ils le font dans leur langue maternelle, une autre langue qu’ils ont choisie, évitant toutefois l’allemand, la langue d’origine. Il y est question de la transformation d’un singe en homme, la fable toujours, à rebours si l’on veut, et en conclusion, comme pour en caractériser aussi la démarche de Peter Friedl, retenons telle phrase de Kafka, cette fois-ci dans la langue où le texte Ein Bericht für eine Akademie fut écrit : « An der Ferse aber kitzelt es jeden, der hier auf Erden geht : den kleinen Schimpansen wie den grossen Achilles ».