Avant-hier et hier, ce furent Jean Dubuffet et Jean-Michel Basquiat, aujourd’hui, c’est Keith Haring. Des expositions, à la galerie Zidoun-Bossuyt, à caractère muséal, même si c’est à une échelle réduite, et non seulement puisqu’il s’agit d’artistes morts, les deux derniers à un âge désespérant, emportés par une overdose ou le sida. On leur trouvera quand même un autre point commun, moins banal, moins terre-à-terre ; esthétiquement, les trois, l’un Français, les deux autres Américains, ont fait un art qu’on peut qualifier de marginal. Ils se sont imposés contre les voies battues, pour le moins à côté. Pour être repris très vite, dira-t-on récupérés. Mais leur art n’en a pas souffert, c’est qu’il était de plain-pied dans la vie, dans le monde. Avec pour les Américains, et surtout Keith Haring, une ouverture des plus grandes au public le plus large. Il venait du street art, ses œuvres murales y sont restées attachées, et puis il y a eu la diffusion des dérivés, objets de toute sorte, posters, T-shirts, skateboards, et on en passe.
L’exposition au Grund fait le tour de la production de Keith Haring, jusqu’à donner une image de sa tendance à la monumentalité, avec le grand format en bout de salle vers lequel le regard du visiteur est immanquablement porté. Dans le graphisme qui est reconnu de suite, formes et figures soulignées de noir, deux mains tiennent au milieu du tableau un cœur, et en-dessous, sur toute la largeur, un pullulement de personnages, de ces petits bonshommes tout aussi propres à l’artiste, se démenant, jetant bras et jambes. C’est, si l’on veut, la partie symphonique de l’exposition, avec les autres œuvres de cet espace ; au sous-sol, c’est l’autre partie, davantage musique de chambre. Mais toujours un même hymne à la vie. Il y a comme un paradoxe chez Keith Haring, qui a beau dénoncer toutes sortes de discriminations, son art a ses indéniables dimensions sociales et humanitaires, cela ne l’empêche pas de répandre la joie, de propager l’espoir.
Des sculptures, un vase, montrent d’autres aspects de la production de l’artiste. Partout, cependant, il se révèle, se distingue comme un maître de la ligne, du dessin. Jusque dans les peintures de la première salle, plus richement coloriées. Dès l’abord, à sa venue à New York, à l’âge de 18 ans, nous allons vers les années 80, Keith Haring a exercé cette manière, faite de vitesse, sans croquis, ce fut alors dans le métro, quitte à se faire arrêter par la police.
On insiste là-dessus, pour la raison qu’une des pièces retenant le plus dans l’exposition, est justement une très belle craie blanche, un dessin, subway drawing, sur fond noir. Là, on est dans l’immédiateté d’un talent, de sa démarche, de son engagement. Une autre pièce, près de l’escalier, accroche de même, avec une spontanéité pareille, et un enjouement certain : une encre noire sur papier, signée ensemble par Warhol et Haring, avec des portées de musique, des clefs de sol et de fa, où nos bonshommes omniprésents courent le long des lignes, les prennent pour des exercices de gymnastique, voire s’en servent comme obstacles de course de haies.
L’exposition porte le titre Keith Haring, A New Humanism, il est plein d’énergie, de rythme, il le fallait, il le faut toujours dans un temps peu propice. Au risque que le caractère radical de cet art soit comme recouvert, caché par ce que l’homme et son œuvre ont gardé d’innocent, d’enfantin presque, il n’y a qu’à saisir ses yeux derrière les lunettes. Pas étonnant qu’il ait travaillé volontiers pour des institutions d’enfants, la grande tour de l’hôpital Necker à Paris, haute de 27 mètres en porte le témoignage le plus frappant. Il l’a peinte en trois jours, en 1987, les taches de couleur d’abord, après la danse, comme en apesanteur, des bonshommes aux contours noirs. Elle était menacée de destruction, on l’a sauvée, restaurée, cela a pris huit années.
Ensemble, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et le Centquatre avaient organisé en 2013 la plus grande rétrospective de Keith Haring, avec ses plus grands formats. L’exposition, à la galerie Zidoun-Bossuyt, est aujourd’hui un peu comme une plage de notre mémoire, le souvenir de cet événement déjà lointain. Lui était intitulé, avec raison, The Political Line, et l’on n’insistera jamais assez là-dessus. Keith Haring ou ses bonshommes semblent, non pas s’arranger avec le monde où ils vivent, mais lui faire des pieds de nez. Ils se débattent tant bien que mal, à la manière de Sisyphe, ce qui les empêche de sombrer, et nous à notre tour, dans le désespoir. Ce qui quand même serait la moindre des choses face à un artiste emporté à la trentaine.