Au commencement était le livre. Un bel objet mis en page par Philip Baber, imprimé à Berlin, publié par Roma Publications à Amsterdam et distribué par Idea Books d’Amsterdam aussi. Un format modeste, type poche, mais très épais (522 pages), avec un papier léger, très blanc, pour que les photos sortent bien. An attempt at a personal epistemology est le grand œuvre de Jeff Weber, jeune (il est né en 1980) artiste luxembourgeois qui vit et travaille à Berlin, le résumé de son activité conceptuelle et de sa pratique artistique jusqu’ici. « Épistémologie » comme « théorie de la connaissance » (Universalis), une tentative de résumer son approche de l’art. Le livre a été présenté aux Kunstwerke à Berlin et au Mudam à Luxembourg.
My own private Kunsthalle Après des études à la Cambre à Bruxelles et à la Jan van Eyck Academie à Maastrich, où il s’entichera surtout de théorie sur l’art, Jeff Weber part s’installer à Leipzig. Nous sommes en 2011, la région est sinistrée ; pour contrecarrer la fuite des cerveaux et attirer à nouveau des artistes et des créatifs, la ville a un programme de mise à disposition gratuite de maisons abandonnées. Weber profite d’un de ces contrats pour un appartement qu’il rénovera de fond en comble pour en faire une… Kunsthalle. On pense à Gregor Schneider, bien sûr, et son projet Haus u r à Rheydt, sa maison natale qu’il occupa artistiquement pendant des années, la transformant et la transplantant même au pavillon allemand à Venise en 2001. Ou à Hans-Ulrich Obrist, qui commença sa carrière de commissaire d’exposition mondialement connu par des expositions curatées dans son propre appartement à Saint-Gall en Suisse (déjà avec Fischli & Weiss et Boltanski). Car Jeff Weber était en quelque sorte le démiurge de cette Kunsthalle : à la fois propriétaire, directeur, commissaire en chef et collaborateur artistique.
Le livre s’ouvre sur des photos hyper-léchées de ce white cube parfait – prises, comme toutes les photos de la publication, par Jeff Weber lui-même, la photographie étant son médium de prédilection. On y voit aussi le bâtiment avant rénovation, en 2013, ainsi que les travaux, réalisés avec son père Albert (auquel le livre est dédié). L’espace fonctionnera comme lieu d’exposition de 2014 à 2017, avec cinq événements/échanges : Alexi Kukuljevic, Snejanka Mihaylova, Helmut Rings, Adrien Lucca et, en clôture, une projection de films du cinéaste expérimental américain culte Robert Beavers (*1949).
Open yet hesitant « As an itinerant filmmaker who has moved around Europe for decades, making and showing films, I was open yet hesitant about a letter from an unknown correspondent asking me to show films at Kunsthalle Leipzig », écrit Robert Beavers dans le livre. « But after encountering Jeff Weber in person, I began to grasp that he was the Kunsthalle, and the idea of an artist creating his own exhibition space appealed to me. » Plus tard, continue-t-il, Beavers se rendit compte à quel point le travail photographique de Jeff Weber interagit avec le travail des artistes invités, « and how friendship played a particular role in both ». Pour Beavers, la Kunsthalle avait cette qualité d’être « a place created with a minimum of means and invested with freedom ».
Rigoureux Jeff Weber n’est pas facile d’accès. Trop intelligent pour se donner volubile et charmant. Il utilise la rigueur et la radicalité comme armes pour défendre ses positions : lorsque le Casino Luxembourg l’invite à participer à son expérience Making of (2012), une sorte d’atelier ouvert que les critiques les plus sévères comparèrent à un zoo humain – les artistes étaient tenus à se montrer au travail dans leurs ateliers temporaires –, Weber provoque en faisant installer une porte devant son atelier. Et de la fermer au public, jusqu’au jour de la présentation de son résultat. On le revit récemment au Luxembourg, en tant que guide de l’exposition Jeff Wall au Mudam, ou comme artiste participant à l’exposition inaugurale Thinking ahead, dans le nouvel espace-galerie d’Erna Hecey au Limpertsberg (où il aura sa première exposition personnelle en septembre). Mais Jeff Weber fut aussi lauréat du Prix Edward Steichen en 2015 ou de la Bourse Bert Theis du Focuna en 20171. Or, rien de tout cela ne suffit pour l’appréhender, comprendre son travail artistique.
Lumière, montage et effets de miroir « La Kunsthalle était pour moi un outil pour réfléchir mon propre travail », explique Jeff Weber lors d’un entretien, début janvier au Luxembourg. Une des inspirations les plus importantes qu’il évoque est par exemple le film From the notebook (1971/1998) de Robert Beavers, un agenda visuel fait de montage d’images poétiques souvent d’apparence banale, car captant le quotidien : ce pan de mur, ce rayon de lumière aveuglante, ces pigeons… Au même titre, le travail de Jeff Weber sur son livre est un montage empruntant au cinéma ses techniques du champ/contre-champ : on y retrouve des photos de documentation du travail des artistes, aussi bien des voyages de recherche (c’est aussi une expédition à travers les plus grands musées du monde, y compris, occasionnellement, au Mudam), les moments de déconnade (Uncanny encounters, Kant dans un sachet de congélation) que les vernissages. Et Weber de citer une autre référence : le texte Das Unbekannte in der Kunst du peintre allemand Willi Baumeister (1988) : il se laissait surprendre par ces rencontres avec les artistes invités, qui firent évoluer son propre travail. Cet effet de miroir et la lumière – dans le sens de Aufklärung – sont l’essence même de l’approche de Jeff Weber. C’est cette générosité amicale qu’affectionna tant Beavers lors de son expérience sur place.
Geek Initialement photographe et théoricien, Jeff Weber est un véritable geek de technique. D’ailleurs, l’exposition Blow up direkt de Helmut Rings était dédiée aux appareils de photographie et de cinéma analogiques. C’est justement à un moment de sa réflexion personnelle sur la photographie et l’intelligence ou la technologie derrière l’image que Weber en vint à l’idée de lancer un espace collaboratif : « This is why I started thinking about how I could achieve a transition from the initial idea of a participatory act in the creation of an image to a functioning system in the production of images. In the way that it later unfolded as the background mechanisms in the Kunsthalle. ». L’austérité de la production, et surtout de toute la communication autour du projet, cache malheureusement cette générosité dans l’échange – et l’humour subversif qui traverse tout le livre.
Weber et Kukuljevic, leurs têtes prises dans une énorme bande de tissu dans Trading Places au Wiels à Bruxelles ou les deux artistes pour une Uncanny encounter during the Picabia exhibition at Moma, regardant droit dans la caméra, comme pris au dépourvu ; Alexi Kukuljevic eating brain at Viva M’Boma ou allumant un gros cigare pour The confidence man recèle effectivement du même sens de l’(auto)dérision qu’avait Bert Theis (que Weber n’a jamais rencontré).
« J’ai invité les artistes en fonction de l’intérêt que je leur portais », explique encore Jeff Weber. La collaboration devint à chaque fois une mise en résonnance, voire une mise en abyme de leurs deux œuvres. Où la lumière pouvait devenir une référence à Satan ou à Lucifer durant les recherches avec Snejanka Mihaylova, ouvrant autant de portes vers des mythologies et des philosophies qu’il ne connaissait pas forcément avant. Le livre se termine avec un pied de nez : une recette pour un Ragù alla Bolognese...