Un livre sur Bach qui n'est ni une biographie, ni une analyse de sa musique... De quoi susciter la curiosité. C'est un roman avant tout, dans lequel Jean-Sébastien Bach joue son propre personnage, et dans lequel également la fiction s'inspire de la réalité, en même temps qu'elle la révèle. Un accord en souffrance, le titre est beau, mais aussi pertinent. L'accord est en effet récurent, et avec Bach, il porte la souffrance quand il fait l'affront d'être non résolu.
"Qu'est-ce qu'un accord non résolu ? C'est, sur le plan vertical de l'harmonie, un groupe de notes, qui, portées par une dissonante à leur point d'incandescence, s'éteignent privées de la note terminale qui eût restauré le groupe en son équilibre originel." Ainsi, un accord non résolu aurait fomenté ce qui peut sembler une vie ratée. Friedemann a 17 ans quand, lors du "coucher musical" (Bach "exigeait que ses fils préludent à son sommeil en exécutant des passages de l'une ou l'autre de ses oeuvres au clavecin, à l'épinette ou au clavicorde"), il commet ce fameux accord, provoquant ainsi la colère de son père.
La gifle magistrale qui suit fixe à jamais les traces de l'intransigeance mêlée de déception du père, pour qui un accord non résolu correspondait au non respect de Dieu (à qui, n'oublions pas, Bach a consacré la majeure partie de son oeuvre).
Gaston Carré développe son essai autour de cette terrible claque, décrivant ce soir comme étant une "scène fondatrice", car toute la vie de Friedemann Bach semblera dictée par ce drame familial. "Nombre d'accords, dans la vie et dans l'oeuvre de Friedemann musicien, seront dissonants, quantité d'accords seront irrésolus, en souffrance, oeuvre d'un fils qui, bien plus tard et à son insu peut-être, s'emploiera à déconstruire ce que son père a su construire..."
Un père, dont l'ombre, même longtemps après sa mort en 1750, continue de flotter au dessus de celui qui aurait pu être le fils prodige. L'auteur retrace la vie de Friedemann, décrit son parcours, essayant de démontrer la portée de cette gifle sur sa carrière. Une carrière musicale qui ressemble à un acte manqué.
Mais que fait donc ici le docteur en psychologie et journaliste Gaston Carré ? Il est bien loin de Killing Fields, Les Champs de l'Obscène, essai dans lequel il traite du journalisme de guerre. Éloigné aussi de la psychologie. Et pourtant, ces 90 pages réunissent les sujets de prédilection du journaliste: la psychologie, la musique et l'humanité. L'histoire de Friedemann n'étant qu'une excuse, un prétexte à expliquer la souffrance et sa cause. Et Bach une raison suffisante pour la musique.
Pourquoi lui ? Parce que le personnage provoque admiration et curiosité, parce que son oeuvre rythmait sa vie, ainsi que celle de ses proches, qu'il ne distinguait pas la musique du reste, et qu'il dirigeait les deux - la musique et la vie - de la même manière. "Il était de la plus grande précision dans sa direction d'orchestre et extrêmement sûr de lui dans le rythme qu'il prenait ordinairement avec beaucoup de vivacité," raconte son fils Carl Philipp Emanuel... Parce que, encore, son parcours semble exemplaire, consacrant son oeuvre à Dieu, et sa vie à la musique. Et enfin parce que le tableau peint par Gottlieb Friederich Bach, représentant la famille - les enfants et la seconde épouse Anna-Magdalena autour du maître - résume en une scène le drame de la vie de l'aîné ; Friedemann se tient dans l'ombre, mais c'est sur lui que tous les regards divergent.
La description de cette scène familiale amorce le récit, car le tableau immortalise d'une certaine manière la relation entre le père et le fils. Un père déçu par son fils, un enfant rendu coupable pour un "instant d'égarement".
Bernard Shaw a écrit : "Seuls les gens simples ou extrêmement cultivés sont en mesure de ressentir la vigueur avec laquelle Bach traite la parole biblique". Une vigueur démesurée ? Elle le fut apparemment pour la punition d'un garçon de 17 ans. Humiliation et désenchantement, Wilhem-Friedemann Bach en porte les traces. Les mêmes que celles de "Giordano Bruno, philosophe et magicien, immolé sur le bûcher, il y a quatre cents ans, par une Église sourde à son enseignement," à qui Gaston Carré dédie ce roman. À travers cet hommage, l'auteur prend position socialement, politiquement et touche un point sensible des religions. Par l'histoire de Friedemann, le psychologue démontre son hypothèse de la "scène fondatrice" sans discours assommant pour les non initiés, mais en passant par l'amour de la musique.
Cette biographie romancée se penche ainsi sur la musique du "cantor de Leipzig". Des phrases enlevées, un champ lexical se rapportant à la musique, ce roman est crescendo dans sa façon de démontrer l'énergie et la carrure de certaines fugues de Bach. L'homme était exigeant, avec un perfectionnisme incroyable et divin, ce qui entraîna la perte musicale d'un fils. Le père est inexcusable, mais le musicien pardonné, compris et admiré.
Tout paraît bien compliqué dans ce récit, découpé en 17 courts chapitres, pointu, mais comportant différents niveaux de lectures. À lire en si mineur ou si majeur. Ce qui est sûr, c'est que le roman de Gaston Carré se règle sur un accord en suspens... En totale liberté.
Gaston Carré: Un accord en souffrance, primé au Concours Libertés 2000 au Luxembourg; Cahiers Luxembourgeois, éditions Mémor, 2001, 96 pages, 395 francs.
Gaston Carré, Killing Fields, Les Champs de l'Obscène, éditions Phi Essais.
Extrait du Nécrologe de Carl Philipp Emanuel Bach, 1756, dans Bach en son temps, par Gilles Cantagrel, Hachette Pluriel, 1982, 568 p., p.347.
Bernard Shaw: Écrits sur la musique, 1876-1950, Robert Laffont Bouquins, 1994. (p.42.)