Tullio Forgiarini est un récidiviste. Le prof d'histoire au lycée de Wiltz n'arrête pas de tancer, tout en se payant de sa gueule, la bonne société luxembourgeoise qui fonctionne aux mensonges, à l'hypocrisie et aux faire semblants. Il s'agit de sauver la mise, qui est considérable de part et d'autre, tant du côté des profiteurs de la mièvrerie ambiante que de ses victimes. Après Miss Mona, paru l'an dernier aux Éditions Baleine/Le Seuil, il remet ça en plus cru et dru avec cette Ballade de Lucienne Jourdain qui fait fi de toutes les convenances et arrangements pour sauver la face. Ne désemparant pas de toucher au fin fond de la vérité sociale et de la réalité de la vie des gens dans une société aussi hypocrite que la nôtre, notre auteur ne recule devient rien.
Pour ce faire, il se met carrément du côté des femmes, qui seraient les grugées du système, car les hommes parviennent tant bien que mal à se tirer d'affaire en sombrant dans la débauche et les combines. Dans La Ballade de Lucienne Jourdain, la narratrice est une femme, Lucienne précisément, tout comme c'était déjà le cas dans Miss Mona. Forgiarini n'est pas moraliste, on l'aura compris. Il a perdu tout espoir d'amender ou d'améliorer les choses. Le constat dressé est implacable, sans appel, comme dans le cas d'un exercice de dissection dans le cadre d'un cours d'anatomie. Miss Mona n'y a pas survécu, perdant au passage à la fois son corps et son âme. C'est sans doute à mettre sur le compte de la morbidité ambiante qui réclame son dû.
Il en va tout différemment de sa nouvelle héroïne, Lucienne Jourdain, qui toute bourgeoise frustrée qu'elle est, ne se laisse pas faire et arrive à prendre le dessus au terme d'un périple à vous couper le souffle. On découvre une femme pleine d'aplomb qui sait prendre sa revanche sur tous ceux qui l'ont enfoncée dans le désespoir et la misère affective. Bien sûr, le parcours de Lucienne est parsemé de trois cadavres qui l'ont tous cherché d'une façon ou d'une autre, à commencer par son mari Victor, le vendeur d'une décapotable rouge et un gigolo plus vrai que nature. Tout l'art de Tullio Forgliarini consiste à camper ces personnages en quelques lignes (le « roman » ne fait guère plus de 82 pages, ce qui, il va sans dire, impose une cadence infernale, d'où les rapprochements faits avec le film culte Thelma and Louise).
Victor, le mari, ne paie vraiment pas de mine, occupé qu'il est par la gestion de ses boutiques et de ses affaires extraconjugales. Mais même mort, il va se rappeler au bon souvenir de Lucienne. Les rencontres de hasard avec le vendeur de bagnole et le gigolo ne sont guère plus édifiantes pour changer l'opinion de Lucienne sur les mecs. Ils ont eu le malheur de rencontrer Lucienne à un moment où celle-ci était déterminée à se refaire une vie, remontée qu'elle était par la greffe d'un coeur de cochon et par sa passion pour les religieuses, cette pâtisserie qui en luxembourgeois s'appelle Nonnefascht.
Il y a eu aussi Fernand, le moniteur de l'école de conduite avec lequel elle a passé son permis de conduire à l'âge de 67 ans. Fernand aurait pu être l'homme de sa vie, de sa seconde vie. Mais cela s'est arrêté avec un discret geste lorsque Fernand a posé sa main sur le genou de Lucienne, ce qui ne manque pas de donner des vapes à notre héroïne. Mais Fernand lui a refilé le tuyau de tenter sa chance du côté de Paris, où elle atterrit au volant de sa décapotable après les exercices de purification commis sur son mari et le vendeur de bagnoles, épaulée par une petite délurée du nom de Virginie prise en cours de route et qui va prendre en main l'émancipation de notre héroïne.
Mais c'est sans espoir. La pauvre Lucienne, retapée et rajeunie avec force de dessous alléchants et de maquillages de circonstance, va finir dans les bras de ce gigolo sur le retour et qui la sent mauvaise, reluqué par son argent. Il l'envoie certes au septième ciel, enfin, après tant d'années d'abstinence, mais Lucienne n'est pas dupe pour autant et elle finit par le buter. Fidèle à son éducation catholique, elle se confesse à un curé intégriste, sans que cela ne lui apporte l'apaisement recherché. Pour elle, c'est quand même « le jour de la saigneuse » après l'exécution à bout portant d'Eric le Gigolo, car sitôt le forfait commis, les cloches se sont mises à sonner, à tonner.
Tullio Forgiarini: La ballade de Lucienne Jourdain, Éditions Les Cahiers luxembourgeois/ Memor, Bruxelles ; mai 2001; 395 francs