Le ton de ce recueil, suggéré par le titre, L'ouïe fine, est confirmé dans l'avant-propos: c'est un recueil d'inspiration foncièrement musicale dans lequel le poète aspire à être l'altiste des mots comme l'illustre le premier poème du recueil où, par un jeu des répétitions et de reprises en échos, les versets miment le mouvement de l'archer. Le mouvement est lent. Pianissimo, on passe du premier vers : "Les soirs de bienvenue, j'écoute des morceaux anglais" à "j'écoute un peu plus lentement" dans le dernier vers.
Pianissimo. Pourquoi cette prédilection pour la lenteur ? Parce qu'elle est le rythme de l'extase, qu'elle ait pour objet un galbe appétissant ou un poème rimbaldien : "C'est lent comme une chute de reins, comme la chute du / ténor dans un poème des Illuminations". Le poème est comme une partition où se font entendre des mots traduits du silence - pour reprendre ce titre de Joël Bousquet. Or comment mettre la musique en mots? Peut-être en faisant comme la foule du poème : "La serveuse mélancolique / a cependant les hanches qui remuent / et la foule derrière la vitre / soutient des rythmes inouïs."
Oui, il s'agit de soutenir des rythmes inaudibles ou mieux encore, de soutenir les rythmes de l'inaudible : d'être à l'écoute de l'imperceptible bruissement des choses, d'être le violon, l'instrument de prédilection du poète, qui dit l'indicible. Il faut écouter car c'est par l'audible qu'on accède au monde des images poétiques, transcendantes, sensorielles - pour ne pas dire sensuelles. La vue et l'ouïe sont intimement associées dans une approche synesthésique qui en fait quasiment une même sensation : "L'image est au fond de l'ouïe / derrière les yeux" dit Noullez.
Le monde est en musique. Il est dedans comme dans ce vers : "Un merle gonfle le soleil / dans le corps d'un alto" ou encore "la Roumanie dans ton accordéon". Précisons qu'il n'y a pas que la Roumanie qui tienne dans un accordéon. L'univers tout entier peut tenir dans une partition. Par la vertu de la musique, on apprend le monde. En somme, le monde de la musique permet l'écoute de la musique du monde. Notons qu'il ne s'agit pas de la musique des concerts mais de celle qui est omniprésente comme: "devant le fleuve où la musique a déposé ses grelots".
Tout se passe comme si le monde était une création musicale dont l'apothéose est cette chorégraphie des mots grâce à laquelle le monde peut être assimilé à un opéra: "le mot douceur habille les lilas / et tous les autres mots / dansent toujours autour de moi". La musique anime - au sens étymologique de donner une âme -; elle donne vie: "Avec un petit bout de Telemann / la fenêtre / s'était mise à respirer". La musique permet d'interpréter le monde. Et on peut dire du poète qu'il est à l'image de cette fille qu'il évoque: "Une fille veut gratter / le ciel avec son violon".
La musique permet de décrypter l'illisible du monde; elle donne à lire tantôt "l'indéchiffrable bonheur" tantôt "... un sourire inaccessible / au monde qui ne comprend rien"; elle donne à entendre l'inaudible du monde: "j'entends les tout petits secrets / que la neige glisse aux oreilles". Elle affine l'ouïe. Nous voyons la musique promue au rang d'herméneutique, de mode de connaissance sensorielle grâce à quoi tout s'instrumentalise: "Par la fenêtre dans la pluie, / les voitures sont des clavecins.". Tout célèbre un chant inaudible: les voitures "sans parler de l'argent / qui fait à nos oreilles / un chant curieux".
Il y a de la musique en l'air tant et si bien que l'on ne sait quel sens donner au mot "air" qui revient tant de fois dans le recueil: celui qu'on respire ou alors celui qu'on entend comme dans ce passage: "Certains soirs on voudrait bien / souffler cette bougie. / Mais, comme on n'a plus d'air dans l'âme, / on reste un long moment / à regarder le feu qui ne dit rien".
Dès lors que le monde est en musique, le dépassement vers "quelque chose" de transcendant devient possible: "les jardins ont glissé dans l'air, / et tout s'est mis à désigner / quelque chose de haut." Bien sûr, je prends ici "air" dans le sens de mélodie et non pas dans le sens de "vent". Du reste, rien n'interdit de penser que dans la poésie de Noullez - et ceci n'est pas un jeu de mots - il y a de l'air (de la musique ) dans l'air.
Lucien Noullez : L'Ouïe fine et autres poèmes; Illustrations de Matthieu Miller. Collection Graphiti des Éditions PHI en coédition avec Écrits des Forges, Québec ; juin 2001 ; 125 pages; ISBN 2-87962-132-1.