Le poète écrit pour que "l'univers puisse dormir dans une goutte d'eau"; il écrit pour décrypter l'hologramme qu'est le monde. Il y a chez Bommertz un émerveillement à voir que le tout (l'univers) trouve place dans la partie (la goutte d'eau), à voir ce réaliser ce miracle du tout devenu partie de la partie. Dès lors que l'infiniment petit contient l'infiniment grand, plus rien n'est anodin. Le visible donne vue sur l'invisible, l'avéré sur l'inavéré. Le monde devient champ de lecture qui tient plus du déchiffrage. Le monde est un kaléidoscope. Il se révèle par brides qui demandent à être recomposées.
"Entre les choses et les mots il y a comme un voile," écrit Jean Portante pour ouvrir sa si poétique préface au recueil. Il y a "comme un voile" et il y a l'ombre, non pas celle qui accompagne les choses mais celle, plus dense, qui accompagne les ombres elles-mêmes. Il y a toujours sur le monde "l'ombre des ombres". Une ombre plus intense que l'ombre. C'est l'ombre se nourrissant d'elle-même et c'est peut-être l'ombre qui suscite le plus le désir - tout au moins le désir de transgression, de transparence, de transport, bref du Trans tout simplement.
Qu'est-ce que l'ombre ? Elle est "comme une angoisse ancestrale" dit le poète. Elle semble être l'inquiétude inhérente à notre présence au monde; la tourmente quasiment innée d'être et de se savoir destiné à ne plus être. Qu'y a-t-il derrière l'ombre ? Il y a ce que nous voyons tous les jours : un fleuve, des oiseaux, du reflet... Et si le visible n'était qu'ombre ? Il y a ce que nous voyons tous les jours: un fleuve, des oiseaux, du reflet... Et si le visible n'était qu'ombre ? Ombre de ces être mythiques qui ponctuent le texte: licornes, lutins...
Ce que le poète chante, c'est le monde en tant que reflet du fabuleux, épiphanie de l'insolite et révélation du révolu. Le monde est un poème à interpréter, à chanter faute de quoi il serait inhabitable. Et il faut de l'espace à nos amours; il faut que nos amours se transforment en espaces. Voici la géographie du tendre: "le champ de nos étreintes", "le rivage de tes seins", "le sable blanc de nos paupières" et ces "lacs de baisers". Je vois dans cette carte du tendre comme une aspiration à rendre le monde habitable, poétiquement viable. Voici un poète qui refait l'Éden, l'illumine avec ces "feux follets" qui éclairent plus d'un poème. Mais s'il refait l'Éden, ce n'est pas en se référant à la description qu'en donne la Bible mais plutôt en le soumettant aux canons de la poésie. Retenons ce canon, qui semble le plus en uvre dans ce recueil, celui du rapprochement.
Bommertz s'attelle à apparier les choses jusqu'à créer des mots valises du type: "oiseau-perle». Il associe faune et faune mythique, personnes et personnages, vécu et lu. Ce qui naît de la sorte, c'est un monde idyllique fait de rapprochements insolites créant parfois des êtres hybrides comme ces "papillons-oursins", ces "lumières feuillues" ou encore ces "plaines célestes et maritimes". Autant de réalités poétiques. Ces rapprochements font du poète un faiseur de pluies ingénieuses comme ces "pluies ardentes" qui titrent le recueil ou comme dans ce verset: "Il pleut de soupirs qu'une fontaine de lave ailée contient encore."
En fait, le poète vise moins à faire figurer les choses qu'à les transfigurer. L'entreprise est moins capricieuse qu'il y paraît. Il s'agit pour le poète de retrouver un espace de vie à l'état pur, c'est-à-dire à l'état poétique. La parole sert ici à rétablir le temps d'avant la parole.
Il y a à la source même de cette poésie un rêve que le poète attribue à un vague "il" où je lis à chaque fois "je". Relisons ce passage irrésistible qui développe le rêve d'une révélation poétique: "Il rêva d'un champ de pensées qui tout autour de lui s'étendait à perte de vue: un tapis-îlot, saturé de jaune par le vol des corbeaux, de mauve par le précipice des cieux, une surface irradiée d'une luminosité sans pareille que les porcs aux vantaux larges ouverts sustentaient - et il ne s'étonna pas, l'ivresse montait, comme la sève tend l'arc des bourgeons, elle recueillait, sans qu'il s'en rende compte en ce sommeil profond, un à un les limbes défrichés par ses passages à travers la matière". Ce rêve fait penser moins aux surréalistes qu'à des poètes comme Supervielle ou José Ensch qui disent moins l'épanchement du rêve que la traversée consciente de l'espace onirique. En cela aussi, Nuées ardentes est un recueil de facture foncièrement luxembourgeoise. (Il faudrait y revenir).
Claude Bommertz: Nuées ardentes, photos de l'auteur, Collection Graphiti des Éditions Phi, en coédition avec Écrits des Forges, Québec; juin 2000; 100 pages, 480 francs.