J'ai plaisir à lire Dialogue des Limbes, le recueil de poèmes écrits entre 1987 et 1992, de Tom Reisen, poète né en 1971. J'y trouve une fraîcheur qui me rappelle certains poèmes de Danielle Hoffelt. Dans Dialogue des Limbes se lit une poésie où oeuvrent images et désir, où le poète interpelle ce qui fait le poème. L'atout de ce poète, c'est d'avoir réalisé très tôt que poésie et réflexion sur la poésie sont indissociables, c'est d'avoir très tôt compris que la poésie est affaire de limites. Il s'agit de ces limites par quoi début et fin se confondent: "ou épigraphe ou épitaphe" écrit Reisen.
L'épigraphe, c'est d'abord celle de la vie: l'enfance. C'est dans la réminiscence du retour (dans le retour des réminiscences) que le poète situe la poésie: "la vraie région de l'art, c'est le retour". Et je ne peux m'empêcher de penser à celui que je tiens pour un immense poète: Proust. Et j'éprouve du plaisir à le voir cité ici: "Jean Santeuil pour Proust, Les cahiers d'André Walter pour Gide, Cromwell pour Balzac; ce sont là des chants d'avant la mort". Mais que fait l'enfant de seize ans quand il se souvient? Il peinturlure son monde, le donne à voir comme chose lisible selon le code de cette sémiologie faite d'une grave candeur animiste: "Ici tout est gris / Bien gris gris partout / Dessous les cils nuageux / L'oeil torve des fenêtres scintille".
L'évocation de l'enfance, sa maison, ses rues, ses paysages et un peu plus tard les premières amours avec "l'ange" qui aimait Chagall, se fait sous le mode de la métaphore (il s'agit souvent de métaphores filées) emportant le réel dans le tournis des images. Ces retours sur l'enfance ne constituent pas une tentative de faire revivre le passé qui de toute façon aurait été vaine; il s'agit d'un désir de poétiser le vécu c'est-à-dire de le soustraire aux coordonnées du réel: "l'événement originel est devenu mythique et sans repère".
Je prétends qu'est poète celui qui institue un mythe, qui s'institue en mythe. Si une telle entreprise est possible, c'est parce que le monde s'y plie de bonne grâce. D'où cette prédilection du poète pour ce qu'il y a de plus inconsistant, de moins matériel, d'aérien, de vaporeux. Tout cela dont l'emblème est le nuage. Les nuages, matière malléable pour l'esprit, protéiforme, se prêtent à une lecture plurielle. Les nuages procèdent de cette fascination de l'informe qui structure le poème. L'informe est d'abord ce qui est protéiforme. Est informe non pas ce qui n'a pas de forme mais ce qui en a une infinité: le nuage, les ombres, l'ange.
L'informe est aussi synonyme du désir, "absence, une autre forme de désir", car le désir est souvent sans objet, intransitif comme disait Rilke et comme il est chez José Ensch. Le désir est à l'image de ce chant qui ne glorifie que le chant, de ce "requiem sans dieu, beau pour sa seule gloire". Le désir, le poème du désir et le poème sont inutiles en ce sens qu'ils se passent d'objets. Mais l'informe est plus funeste qu'il n'y paraît comme le signifie ce poème en prose où le désir devient synonyme des sites du silence. S'agissant d'Orphée, le poète écrit: "Il importe aussi de savoir qu'il mourut peu après, déchiqueté, rendu à l'informe."
Tout porte à croire que les pulsions de vie sont en même temps des pulsions de mort. D'une manière ou d'une autre, nous courrons toujours à notre perte. La poésie de Reisen est consciente de cette ambivalence des signes et des choses à quoi elle trouve les arguments les plus irréfutables: l'épitaphe de Keats: "here lies one whose name is writ in water" gravé sur la pierre et, scientifique: "Nous disons aujourd'hui en biochimie que la maturité est le commencement de la mort". C'est la fragilité de l'acmé, instant frêle dont la vigueur annonce l'extinction. C'est la jonction que réalise le sommet entre l'adret et l'ubac.
Tout paroxysme est préfiguration d'une disparition, annonce de l'extinction finale et rappel de l'épreuve initiale car "tout naît de la souffrance et commence par une séparation". Dès lors que toutes nos exacerbations ont une portée funeste, plus rien n'est fiable, pas même le Verbe poétique, pas même les mots: "Ces mots dont nous pensons qu'ils établissent un lien. Mais ce lien ne montre que trop bien la distance qui nous sépare."
Le mot - anagramme de Tom rappelle le poète - n'est pas l'épilogue: "l'ultime parole n'est peut-être pas le mot". Qu'y a-t-il au delà? Ni la parole ni même le silence mais la parole qui tente d'appréhender le silence, le silence que ponctuent des mots.
Voici un recueil où je vois une autre promesse pour les lettres luxembourgeoises. Attendons le prochain recueil du poète. Impatiemment.
Tom Reisen: Dialogue des Limbes, poèmes; collection Graphiti des éditions Phi; 2001; 91 pages, 480 francs.