20 octobre 2013, vers minuit. Dans les coulisses du dernier débat en direct chez RTL Télé Lëtzebuerg, Etienne Schneider (LSAP) aurait proposé à Xavier Bettel (DP) de devenir Premier ministre d’une coalition à trois, avec les Verts, et d’ouvrir ainsi la voie au premier gouvernement sans le CSV depuis 1979. La nervosité atteint son apogée. Et si le changement, c’était maintenant ? Et si, ensemble, tout devenait possible ? Et si soudain, nous avions tous envie de demain ?
Depuis Pierre Dillenburg, nous savons que le plus important dans la vie, c’est de toujours avoir une pochette assortie à sa cravate et de ne pas porter de chaussures marron après 18 heures. Il n’était donc que normal qu’un frisson traversât toutes les femmes du pays ce soir-là : ciel, que porter pour le changement politique ? Finies les robes fleuries hautes en couleur à la Octavie Modert ? Nombreuses furent celles qui, dès le lendemain matin, ressortirent leurs rangs de perles (de culture, bien sûr), le petit serre-tête qui retient les cheveux juste comme il faut, le deux-pièces bleu marine, le foulard Hermès (de préférence celui avec le motif luxembourgeois) et le it-bag vissé au coude, façon Lydie Polfer.
Et puis il y eut ça ! Un phénomène de mode ? Un accessoire ? Non, une déferlante ! Soudain, tous les hommes se mirent à porter une écharpe. Pas n’importe laquelle, mais une écharpe fine, dans des tissus luxueux et des couleurs discrètes, avec néanmoins une petite touche de folie : une rayure rose ou bleu clair, un carreau sur fond gris ou blanc cassé, le tout noué de la manière la plus simple qui soit, avec un nœud coulant, très preppy, que les anglophones appellent european loop ou parisian knot dans les instructions mode des sites Internet branchés.
Cela commençait avec les premières discussions de consultation entre les trois partis : le DP, le LSAP et les Verts allaient-ils trouver des accords de principe sur les grands sujets potentiellement conflictuels : l’indexation des salaires, la séparation de l’Église et de l’État, le droit de vote des étrangers, le mariage homosexuel, l’écologie, le tram, tout ça ? Dès ce moment-là, on vit tous les soirs des quadras souriants sortir des réunions : Xavier Bettel, Etienne Schneider et Felix Braz, incarnant désormais le potentiel de changement, leurs écharpes ou foulards noués autour du cou. L’accessoire du gouvernement DP-LSAP-Verts était né. Et devint uniforme !
De l’attaché de presse du Premier ministre au fonctionnaire encarté DP depuis des années sans jamais trop oser s’en vanter, du lobbyiste patronal au producteur de films, tous affichèrent soudain fièrement leur appartenance à une caste. Celle des jeunes hommes dynamiques qui mettent la main à la pâte pour sortir le pays de la crise. Ceux qui aiment se lever tôt dans un pays où tout le monde prend plaisir à aller travailler et à faire son jogging entre midi et deux afin d’être compétitif dans une société de la réussite et de l’ascension sociales. Ceux qui arrivent en vélo au boulot avant tous les autres et amènent des petites attentions à leur secrétaire si dévouée pour la Saint Nicolas et la Saint Valentin. Ceux qui sont sans cesse branchés sur leurs iPhones et leurs Blackberry pour actualiser leur statut Facebook et tweeter à tout va sur la nullité de l’opposition CSV ou des politiques étrangers qui ne comprennent que dalle à notre place financière. C’est un monde où les femmes ne jouent pas de rôle, même si quelques-unes ont réussi à se glisser au gouvernement. Mais elles n’ont pas l’écharpe, alors forcément, elles ne font pas partie du gang.
Regardez autour de vous, dès ce matin : vous serez étonné de voir combien d’idéalistes libéraux osent enfin s’afficher, après toutes ces années à végéter à l’ombre des méchants chrétiens-sociaux, qui ont si insidieusement freiné l’évolution du pays pendant des décennies. Aujourd’hui, le foulard noué autour du cou ouvre une autoroute d’opportunités d’affaires à l’homme moderne. Indépendant, commerçant, volontariste et travailleur, il sait qu’avec l’aide de McKinsey et de Pierre Gramegna, l’initiative privée sera à nouveau rentable. Il lit PaperJam et GQ, sait que le vrai charme d’un homme est métrosexuel et n’a pas peur de montrer son côté tendre (aimer les Péckvillercher, être disponible pour les œuvres caritatives…). L’homme au foulard s’assume et l’affiche, même après son divorce et la solide midlife crisis qu’il a combattu à force de (semi-)marathons. Le week-end, il ne se rase pas pour faire son marché et va boire des espressi ristretti chez son barrista favori – comme en Italie. Il a juste un problème : que faire du foulard avec les beaux jours qui arrivent ?