Depuis une semaine, la capitale dispose de deux ponts Adolphe. Un qui sert, et un qui ne sert pas. Il paraît que celui qui ne sert pas est prêt mais ne sera ouvert que quand celui qui sert encore devra être fermé. Comme les travaux prennent du retard avant même d’avoir commencé, on risque de rester pendant quelques semaines à rouler sur un pont très vieux (enfin, 110 ans, ce n’est pas non plus l’aqueduc de Ségovie ou le pont du Gard), ce qui permet d’admirer la vue sur le pont tout neuf. Qui va, ainsi, encore rester neuf quelque temps.
On comprend bien qu’ouvrir les deux ponts à la circulation poserait certainement des problèmes d’organisation des flux de véhicules, de part et d’autre des deux ponts. Surtout, ça risquerait de rendre la circulation fluide, ce qui serait dommage alors que l’objectif des pouvoirs publics est, au contraire, de réduire le nombre d’automobilistes. On comprend moins pourquoi, par exemple, on n’ouvre pas le nouveau pont, en en laissant un pour les véhicules motorisés et un autre pour les piétons et les vélos.
Là, on a deux ponts, comme les personnes prévoyantes qui ont toujours deux brosses à dents, un mouchoir dans chaque poche, une ceinture et des bretelles, une paire de lunettes au bureau et une paire à la maison. Au cas où. Au moins, si le vieux s’écroule plus vite que prévu, ou si le nouveau s’avère être trop temporaire, on aura toujours l’autre. D’ailleurs, ce n’est pas le seul bâtiment à être double : il y a bien deux clochers à la cathédrale, deux lions devant l’hôtel de ville, deux tours à la Cour de justice et deux autres place de l’Europe. On a même connu une époque avec deux Gëlle Fra.
D’après le ministère des Travaux publics, la construction du pont provisoire représente environ un tiers du budget initial des travaux, le reste étant consacré au démontage et au remontage du pont Adolphe, où il semblerait que les pierres doivent être enlevées une par une, contrôlées, réparées, voire remplacées, dans un puzzle géant. On attend impatiemment de voir comment on démonte et on remonte un pont. Évidemment, on doit commencer par démonter les pierres du-dessus, mais où est-ce qu’on les met en attendant que soient disponibles celles qui sont tout en-dessous ? Va-t-on les empiler à l’envers, en construisant ainsi une sorte de troisième pont, la tête en bas ? Malheureusement, les services techniques de la ville indiquent que, pour éviter les nuisances sonores et la poussière, le pont Adolphe sera totalement couvert pendant la durée des travaux. Pour essayer de suivre l’avancement des travaux, et vérifier si la pierre n° 4537 n’est pas confondue avec la n°4357, il faudra donc se contenter de caméras installées pour l’occasion.
Quand bien même cette entreprise imposante ne durerait que les trois ans prévus, on aurait pu trouver un nom de baptême éphémère pour ce pont éphémère, soit une personnalité dont la célébrité ne devrait pas durer plus que cela, soit – c’est à la mode – un nom trouvé sur concours auprès des habitants. Pourquoi pas le « Nei Nei Bréck », par exemple ?
Après 2017, on pourra se demander pourquoi démonter ce pont, qu’on a vu grandir, poutrelle d’acier après poutrelle d’acier, même une fois que l’autre sera tout neuf. Ne serait-il pas possible d’en faire une passerelle, pour éviter aux piétons de se faire scalper leurs chapeaux à coups de rétroviseurs de bus circulant à moins de 50 centimètres de leur crâne ? Ou bien une piste cyclable, ou même un « pont à cadenas », comme dans les autres capitales européennes, où les amoureux viennent sceller le symbole de leur amour à la rambarde des ouvrages d’art avant de jeter les clés en-dessous (ce qui ne paraît pas très prudent, non seulement eu égard aux joggers de la vallée de la Pétrusse, mais surtout aux 30 pour cent de divorce). Les quelques cadenas accrochés sur une barrière métallique de la corniche, au-dessus du Grund, sont un peu isolés et laissent penser que rares sont les princes charmants qui invitent leur dulcinée au grand-duché pour leur déclarer leur amour. Un tel pont, avec une vue imprenable sur la tour de la Spuerkeess, qu’une proportion non négligeable de touristes prend pour le palais grand-ducal, ce serait l’idéal.