En mars 2019, Benoît Martiny donnait un concert d’anthologie dans la salle découverte de la Philharmonie. Accompagné par une troupe de neuf musiciens et une musicienne, il présentait, à guichet fermé, Moons of Uranus, un space opera en sept actes. Plus d’un an et demi plus tard, on le retrouve au café Interview où le batteur y a pris ses quartiers depuis plus de vingt ans. Il sort de son sac un exemplaire de son nouvel album, enregistré lors de cette fameuse performance, qui paraîtra le 15 octobre prochain sur le label Badass Yogi Productions. L’objet est joliment illustré par Auke Triesschijn. Benoît Martiny, à qui la presse a assez vite accolé une étiquette de « rebelle », de « jazzman au look de métalleux », l’affirme d’emblée : à presque quarante ans, il est toujours en colère. « Envers les injustices, envers l’humanité qui fait des trucs cons. Je n’arrive pas à croire qu’en 2020, des gens sont encore conservateurs, racistes, homophobes et pas ouverts ».
Lorsqu’on lui demande si c’est pour cette raison qu’il s’est tourné vers l’espace avec son projet, sa tête dodeline. « J’ai toujours été fasciné par l’espace, il y a tant de choses à voir dans l’univers. En même temps, je me demande pourquoi, avec toute notre intelligence, nous ne sommes pas capables de nous occuper de notre planète. Mais ça ne veut pas dire pour autant que je veux la quitter ». Pendant une dizaine d’années la musique de son groupe était résolument jazz rock. Il confiait d’ailleurs en 2016 « nous sommes trop rock pour les festivals de jazz et trop jazz pour les festivals de rock ». Depuis quelques années, et bien qu’il ait encore du mal à l’admettre, Benoît Martiny est devenu la nouvelle coqueluche du free jazz autochtone.
Sa découverte du free date de ses années au conservatoire de Rotterdam. Il se souvient notamment d’un concert de Han Bennink, pionnier hollandais du genre. Il admet volontiers que la ligne entre free jazz et charlatanisme est très fine. « Mais si tu entends quatre mecs bourrés qui font du bruit et que leur musique te touche, c’est valable non ? ». Cet amour du free vient surtout du statement qu’on y retrouve. « Les arts sont un miroir de la société et le free me permet d’introduire ce côté politique dans ma musique, tout en ne me prenant pas trop au sérieux ». Cet amour du free s’est aussi développé grâce à des rencontres, notamment celle, centrale, avec Michel Pilz et avec Itaru Oki, superbe trompettiste et flutiste décédé il y a peu. Moons of Uranus, sur lequel on peut l’entendre, lui est d’ailleurs dédié. On se souvient encore du concert génial pour les dix ans d’Opderschmelz du trio Martiny-Pilz-Oki. « Le concert le plus libre que j’ai joué de ma vie » confie Martiny, qui détient un enregistrement de la performance qui sera, on l’espère, publié un jour.
Moons of Uranus a été produit comme un album studio, mais enregistré dans des conditions du live avec un public réactif. La performance de base a été mixée et agrémentée de quelques ajouts mineurs. On découvre donc une aventure en sept morceaux à la narration « clichée », mais étudiée. L’introduction The world goes to shit but still you play that jazz dépeint une terre décadente, qu’une partie de la population décide de quitter. Une musique de big band dans la continuité du précèdent projet The Grand Cosmic Journey. Une entrée en matière dynamique, contrebalancée par un second titre plus atmosphérique et improvisé. Space : The final frontier narre ainsi l’arrivée des protagonistes dans un vaisseau spatial et le début de l’odyssée sous un son de flûte japonisant. Space Express ensuite décrit la traversée et présente les protagonistes. L’alto et la guitare électrique s’y révèlent.
Le quatrième acte de près de quatorze minutes décrit une attaque violente des antagonistes. Son titre, Attack of the martian nazis, annonce la couleur. Du free jazz pur porté par la voix d’outre-tombe de Jean Bermes. Ce dernier déclame, en allemand et avec une ferveur non-feinte, la recette de la Bouneschlupp, soupe traditionnelle luxembourgeoise. Le cinquième dresse le bilan de la bataille. On retrouve nos survivants pour un titre joliment composé et lyrique. Le sixième est un point d’orgue de confusion, calqué sur le modèle de la séquence star gate du 2001 de Kubrick ou celle du tesseract dans le plus récent Interstellar de Nolan. Kaspar’s Dream, c’est douze minutes atmosphériques de pirouettes improvisées sur une musique ambiant concoctée par Steve Kaspar. Arrive enfin The Moons of Uranus, la fin du voyage, le début d’un nouveau cycle dans ce grand cercle qu’est « la tragédie humaine ». Toujours aussi jouissif sur l’enregistrement, le grand final clôturant l’odyssée surprend encore après plusieurs écoutes. Un frisson cosmique capté sur bande.
Les récents évènements ont eu un temps raison de la présentation de l’album, initialement prévue en juillet. Une tournée d’une dizaine de dates se fera tout de même, mais dans une configuration plus modeste, le caractère orchestral en moins. « Ce sera une nouvelle proposition avec le même matériel de base, mais c’est le principe même du jazz ». Pour le moment, les retours sont unanimes, notamment en Allemagne. « Pour moi, Moons of Uranus est le meilleur truc que j’ai fait jusqu’à maintenant. C’est un projet qui combine tout ce que j’aime. Tous les styles, l’esprit, le free avec les compositions ».