À deux jours d’intervalle, la semaine dernière, deux grandes organisations internationales, l’OIT (Organisation Internationale du Travail) et l’OCDE ont publié des études qui, bien que menées séparément et avec des méthodes différentes, convergent sur un point-clé : le travail devient de plus en précaire, et c’est la principale source d’accroissement des inégalités.
Le document paru sous l’égide de l’OCDE le 21 mai, intitulé « In it together : Why Less Inequality Benefits Alls », est le troisième sur ce thème, après celui de 2008 (« Growing Unequal ? ») et celui de 2011 (« Divided We Stand ») qui était surtout consacré aux pays émergents. Selon Angel Gurria, secrétaire général de l’organisation basée à Paris, « nous avons atteint un point critique », tellement les écarts de revenus et de patrimoines se sont creusés dans le monde. Ainsi dans les 34 pays membres le revenu moyen des dix pour cent les plus riches est aujourd’hui 9,6 fois plus élevé que celui des dix pour cent les plus pauvres. Dans les années 1980, le rapport était de un à sept.
Le phénomène est plus marqué encore en termes de patrimoine. En 2012, les quarante pour cent des ménages les moins riches ne possédaient que trois pour cent du patrimoine total, dans les 18 pays de l’OCDE pour lesquels les données sont disponibles. À l’autre extrême, les dix pour cent les plus aisés en détenaient la moitié, et les un pour cent les plus riches en possédaient 18 pour cent. Cette situation, qui ne se rencontre pas identiquement dans tous les pays (lire encadré) est naturellement préjudiciable à la cohésion sociale, mais les inégalités sont aussi très défavorables à la croissance économique. Pour 19 pays étudiés, sur la période allant de 1985 à 2005, elles auraient coûté 4,7 points de croissance cumulée.
Selon le rapport, un facteur important de l’accentuation des inégalités est à rechercher du côté des conditions de travail, et en particulier de la précarité des statuts. Entre 1995 et 2013, plus de la moitié de tous les emplois créés dans les pays de l’OCDE l’ont été sous forme de contrats à temps partiel ou à durée déterminée, ou comme travailleur indépendant, voire sans contrat du tout. Une situation créatrice d’écarts pendant la période d’activité puisque des salariés peu qualifiés sous contrat temporaire ont des revenus plus faibles et plus instables que ceux des collaborateurs permanents, et qui s’aggrave au moment de la retraite : seulement un indépendant sur six cotise à un régime de pension.
Le rapport 2015 de l’OIT paru le 19 mai fait exactement le même constat, en l’élargissant au monde entier puisqu’il concerne 185 pays. Intitulé « Emploi & questions sociales dans le monde », il révèle que le salariat ne représente que la moitié de l’emploi dans le monde, et ne touche pas plus de vingt pour cent des travailleurs en Afrique subsaharienne ou en Asie du Sud. Et parmi ces emplois salariés, moins de quarante pour cent des travailleurs bénéficient d’un contrat permanent à temps plein. Finalement les formes d’emploi dites « classiques » ne pèsent que vingt pour cent de l’emploi mondial.
Dans les économies avancées, les emplois autonomes et à domicile se sont multipliés et les contrats à très court terme et à horaires irréguliers sont de plus en plus nombreux. Dans les pays émergents, si des formes plus contractuelles progressent, l’emploi informel reste très largement répandu, et parfois même dominant.
La cause principale de cette évolution est le chômage, qui pousse un grand nombre de gens à accepter n’importe quel emploi. Pour l’OIT, qui doit présenter un rapport sur la question avant la fin de l’année, il touchait 201 millions de personnes dans le monde en 2014, trente millions de plus qu’avant la crise, et devrait encore progresser durant les cinq prochaines années.
En effet la croissance mondiale a ralenti, avec un taux annuel de 3 à 3,5 pour cent contre quatre pour cent de 2000 à 2007 et ne parvient plus, surtout si on tient compte du progrès technique, à créer suffisamment d’emplois pour absorber les quarante millions de nouveaux entrants annuels sur le marché du travail, très nombreux dans les pays et zones où existe une forte pression démographique. Par ailleurs, comme le reconnaît Raymond Torres, directeur du département de la recherche de l’OIT et responsable du rapport, la croissance est devenue plus volatile, à cause des incertitudes créées par les risques géopolitiques et par les mouvements erratiques de capitaux. Dans ces conditions, les entreprises hésitent à recruter sous des formes pérennes et préfèrent « avoir une main-d’œuvre plus flexible avec des contrats plus souples » selon l’OIT.
Le problème est que, si les organismes internationaux déplorent cette évolution, ils l’encouragent aussi par ailleurs. Ainsi, toujours dans la même semaine, décidément fort riche en rapports officiels, où paraissaient les documents de l’OIT et de l’OCDE, le FMI publiait son analyse sur l’état économique de la France. Pour résoudre les problèmes de croissance et de chômage de ce pays, il propose notamment, comme il l’a fait dans plusieurs pays où il a eu à intervenir (Portugal, Espagne) d’introduire davantage de flexibilité sur le marché du travail. Sont notamment évoquées des mesures relatives au salaire minimum, au temps de travail et à l’indemnisation du chômage. Le FMI ne va pas jusqu’à suggérer explicitement qu’il conviendrait de multiplier les contrats précaires, mais on sent bien que le cœur y est quand il évoque la nécessité de s’attaquer à tous les obstacles structurels à la croissance aussi bien sur le plan social que monétaire et budgétaire.
En fait, il semble qu’une certaine forme de résignation se fait jour sur la question des statuts précaires. L’OCDE n’insiste pas particulièrement sur la nécessité d’en diminuer le nombre. Guy Ryder, actuel directeur général de l’OIT et ancien dirigeant de la Confédération syndicale internationale, va plus loin en recommandant d’adopter une attitude pragmatique. Les emplois informels et flexibles font désormais partie du paysage et correspondent à de vrais besoins des entreprises. Selon lui, «il faut prendre en compte cette nouvelle réalité » et ne plus les considérer comme des emplois « de seconde catégorie » qu’il conviendrait éradiquer, car « les formes atypiques du travail ne sont pas forcément un mal en soi ».
C’est un changement de pied total car « jusque-là, la réponse de l’OIT était d’assurer les formes standards de l’emploi ». Cette optique n’est pas abandonnée, mais il s’agira surtout à l’avenir « d’adapter les politiques du marché du travail, ainsi que la législation, aux diverses formes d’emploi », de façon, avance Guy Ryder, à « assurer un traitement égal à tous les travailleurs ne bénéficiant pas de la sécurité et de la protection attachée aux formes dites classiques ». Peu avant la 104e Conférence internationale du travail, qui se tiendra à Genève du 1er au 13 juin en présence de 3 000 délégués, il plaide qu’une plus grande flexibilité « ne doit pas contribuer à créer des conditions de travail moins protégées ». Raymond Torres est sur la même ligne, en déclarant : « nous devons protéger toutes les formes d’emploi, nous intéresser aux 75 pour cent d’emplois informels, un peu négligés, et ne pas accepter la précarisation massive, véritable trappe à pauvreté ».
La « Convention 189 » de l’OIT, sur les travailleurs domestiques, entrée en vigueur en septembre 2013 illustre cette prise en compte des formes d’emplois nouvelles. Les syndicats de salariés, dont les adhérents bénéficient le plus souvent de formes de travail traditionnelles, devront aussi s’adapter à la nouvelle donne.