C’est l’histoire d’un homme d’affaires très riche qui cherchait le luxe, le calme et la sécurité, et qui a atterri au Luxembourg. Celui qui se décrit comme « un des plus gros contribuables de France » (et qui veut rester anonyme) a choisi de devenir résident luxembourgeois il y a trois ans. Il peint une image horrifiante de la France, un pays « ingérable, baigné dans une ambiance de guerre », habité par le « peuple le plus angoissé et déprimé d’Europe », et où règnent « des politiciens glandeurs », « l’insécurité » et une fiscalité « confiscatoire ». Peu après l’élection de François Hollande, sa femme commence à faire des recherches sur Internet. Leur premier voyage de prospection les amène à Bruxelles. Or, un ami les met en garde contre l’insécurité et les car-jackings. « Au Luxembourg, Monsieur, on a réappris la courtoisie ! », dit-il. « Cette simplicité », cette « gentillesse inouïe » et « un état d’esprit sécuritaire, reposant ».
Peu après son arrivée, il se promène avec sa femme à la braderie. Devant la boucherie Kaiffer, ils s’arrêtent pour une coupe de champagne. En une heure, ils auront rencontré le who’s who du Luxembourg. Il chante les louanges du Premier ministre Xavier Bettel (DP) et du ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) « qui prennent le temps pour écouter les créateurs de richesses ». De plus en plus fréquemment, il croise « des gens qu’on connaît de vue ; et on comprend vite qu’ils vont finir par s’installer ». « Les jeunes, dit-il, partent pour Londres, les vieux se mettent au vert en Belgique, en Suisse ou au Luxembourg ». Lui reste un homme occupé. Ses sociétés aux quatre coins de l’Europe, il les gère à partir de ses bureaux au Luxembourg. Or, concède-t-il, pour les femmes qui ne travaillent pas, « c’est très très loin d’être évident ». Les journées peuvent être longues et « le tour de la ville est vite fait ».
« Les Luxembourgeois seraient stupéfaits d’apprendre l’identité des grandes fortunes vivant au pays », confie un banquier privé. Ces UHNWI (lisez : ultra high-net-worth individuals pesant plus de trente millions d’euros) ont quitté la France, les pays scandinaves ou la Russie pour trouver la discrétion, l’anonymat et la sécurité. Sans oublier une fiscalité accommodante. À l’âge de la transparence et de l’échange automatique d’informations, pour qui veut continuer à profiter de la clémence fiscale luxembourgeoise, la route passera par la résidence fiscale. « Sans résidence, les bricolages commencent à être vraiment difficiles », estime un expert fiscaliste. Cerise sur le gâteau, le secret bancaire restera en place pour les résidents. À l’Administration des contributions directes le client déclare les revenus qu’il veut bien déclarer, à ses propres risques et périls. (Mais, en réalité, sur les revenus du capital il y a bien peu à déclarer, la quasi totalité étant exonérée)
Mais encore faudra-t-il tenir bon dans l’exil, car les fiscs étrangers guettent le moindre faux-pas. « Le problème des UHNWI résidents au Luxembourg, c’est que leur environnement social les ramène sans cesse chez eux », explique un avocat fiscaliste. « Petit à petit, ils vont passer de plus en plus de temps dans la résidence de leur pays d’origine, faisant monter les factures électrique et téléphonique. Le fisc finira par s’en rendre compte et contestera leur résidence fiscale luxembourgeoise. » Dans le langage fiscaliste, on parle de « centre des intérêts vitaux », c’est-à-dire, d’après l’OCDE, « l’État avec lequel les liens personnels et économiques du contribuable sont les plus étroits. ». Pour contourner le problème, le UHNWI a donc tout intérêt à passer la moitié de l’année (plus un jour) au paisible Grand-Duché.
À en croire les chiffres de l’ABBL et de la CSSF, 46,5 pour cent du total des actifs gérés seraient détenus par 0,8 pour cent des clients, qui pèsent, chacun, plus de vingt millions. Ce n’est que la partie visible. Car les très grandes fortunes détiennent leur propre single family office, qui leur est entièrement dévoué. Jusqu’à une trentaine de gestionnaires y gèrent les relations entre la famille et une armada d’avocats, domiciliataires, marchands d’art et autres serviteurs du grand capital. Or, ces single family offices (il y en aurait entre quinze et trente) sont de simples sociétés anonymes et évoluent à l’ombre des instances de régulation bancaire. Ils ne sont ni accrédités à la CSSF ni soumis à la surveillance de la BCL, et leurs actifs n’apparaissent dans aucune statistique. Alors combien sont-ils, de UHNWI résidant au Luxembourg ? Un peu plus d’une centaine, dont une majorité de Français et une petite trentaine de Russes, disent les professionnels interrogés. Ce sont là des estimations. Des chiffres précis, il n’y en a pas. Même si le directeur de l’ABBL Serge De Cillia dit vouloir publier à partir de cette année des données plus complètes et ceci à un rythme trimestriel pour mieux mesurer les évolutions du secteur, au Luxembourg, historiquement, l’opacité a été la cause et l’effet de la place financière. Pour retrouver la trace des UHNWI, il faut partir d’indicateurs plus anecdotiques.
Les premiers à entrer en contact avec les expatriés fiscaux, ce sont les agents immobiliers. « Depuis le début de cette année, j’ai remarqué l’arrivée de très nombreux Français », estime ainsi un agent actif dans le « haut standing ». Même si les UHNWI n’arrivent pas par masses, ils ont un impact indirect sur l’ensemble du marché. « Lorsqu’on vend un objet à plus de deux millions d’euros au Belair, le long de l’avenue Guillaume ou au Limpertsberg, l’information circule. Et elle finira par donner des idées au voisinage. » (Pour des maisons des deux côtés de la vallée de la Pétrusse, l’agence immobilière Sotheby’s demande entre quatre et six millions d’euros, pour une maison unifamiliale avenue du X septembre 3,6 millions.) Dans une situation de concurrence exacerbée, difficile pour l’une des 450 agences immobilières de résister aux grandes espérances des clients. « C’est un des fléaux du secteur : les estimations correspondent aux attentes du client et non à la réalité du marché. Souvent, ce sera l’agent qui fera l’estimation la plus haute qui sera retenu », se désole le président de la Chambre immobilière Jean-Paul Scheuren. Alors, soit le vendeur révise ses attentes à la baisse, soit il patiente. « Entre certains agents, on se dit : un jour, le fou finira bien par passer », explique un agent immobilier.
Souvent « le fou » sera l’expat hautement qualifié ou l’exilé fiscal. « Le Luxembourgeois-classe-moyenne ira rarement au-dessus de 1,5 million, estime un agent. Au-delà, dans 80 pour cent des cas, nous vendons à des étrangers, plus habitués aux prix de Londres ou de Paris. » Les promoteurs du Cloître Saint François adjacent à la Mëchelskierch, avec vue sur la vallée du Grund, veulent battre de nouveaux records : 20 000 euros le mètre carré, pour le Luxembourg, c’est inouï. Un coup de poker ? Pour l’architecte Marc Werner, qui doit conjuguer les caprices des clients avec les régulations du Service des sites et monuments nationaux, il y aurait une pénurie pour les maisons de maître de plus de mille mètres carrés situés en ville. Les intéressés seraient surtout des Français et des Belges, dit Eloi Thill, un des responsables du projet. Le marketing est international avec des roadshows organisés à Amsterdam, Francfort, Paris et Bruxelles. Jusqu’ici, sur un ensemble de 19 logements, trois personnes auraient signé et deux autres réservé.
Le UHNWI qui veut s’échapper de l’ennui hivernal, pourra toujours faire appel à Luxaviation, société luxembourgeoise qui gère 90 jets privés et qui, en quelques années, est parvenue à dominer le marché européen. En 2014, Luxaviation a comptabilisé quelque 530 départs et arrivées au Findel. Or, sur les dernières années, estime Patrick Hansen, un des CEO de Luxaviation, la destination luxembourgeoise « goung net duerch de Plafong » et la plupart des vols du et vers le Luxembourg sont à mettre sur le compte de conseils européens.
Depuis le premier janvier, l’époque de l’évasion fiscale low-cost est révolue et les banques déroulent le tapis aux grandes fortunes. Un UHNWI pour remplacer cent « dentistes belges ». Car les ONG et les banques privées font le même constat : les riches deviennent de plus en plus riches. Selon le dernier wealth report d’UBS, 0,004 pour cent de la population détiendraient quelque treize pour cent de la richesse mondiale. Plus de soixante pour cent des grandes fortunes d’Europe et du Moyen Orient ont parqué leurs actifs en offshore. Pour l’Afrique, le taux dépasse les 70 pour cent. Le découpage est à peu près le suivant : À Singapour et à Hong Kong les multimillionnaires asiatiques, aux îles Caraïbes et au Panama les Latino-Américains, et aux Suisses les grandes fortunes du Moyen-Orient, de l’Afrique et de l’Europe. Comment avoir une part du gâteau ?
Le secret bancaire avait maintenu la place financière dans une splendide isolation vis-à-vis des maisons mères. Expulsées de la niche de souveraineté, les banques luxembourgeoises sont aujourd’hui exposées à la concurrence internationale qui souffle sur le level-playing-field. « Les filiales luxembourgeoises continueront à perdre de l’influence vis-à-vis de leurs maisons mères, notait ainsi le Conseil économique et social. Il sera de plus en plus difficile pour les acteurs de se positionner au sein de leur propre groupe. » Les centrales définissent la division internationale du travail. Ce qui donne souvent : aux filiales suisses les pays émergents (où la croissance dans le segment des UHNWI est la plus forte) et aux filiales luxembourgeoises les clients européens. Environ soixante pour cent des actifs au Luxembourg sont détenus par des clients européens. Et lors de voyages de promotion vers le Brésil ou les pétromonarchies du Golfe de nombreux banquiers luxembourgeois durent rester chez eux par peur de se faire gronder par la maison mère.
Le scénario idéal de la place financière le voici : faire des bénéficiaires économiques des sociétés boîte aux lettres les clients du private banking. Les actionnaires-dirigeants des grandes entreprises condamnés par la pression internationale à « mettre la substance » au Luxembourg, y délocalisent une partie de leur administration (trésorerie, propriété intellectuelle, serveurs), puis finissent par suivre le mouvement qu’ils ont eux-mêmes enclenché, passant une moitié de l’année dans les bureaux au Grand-Duché et l’autre sur les sites de production. Une chaîne de production parfaite : la holding familiale réunit les participations, l’État luxembourgeois garantit les généreuses exonérations fiscales sur les revenus du capital, et les banques privées gèrent la fortune personnelle. Mais cette projection peut également être réécrite à la manière d’une dystopie, dont la synopsis pourrait être : Après la masse de « dentistes belges » anonymes, le secteur bancaire devient l’otage d’une petite centaine d’oligarques. Anticipant sur le peu de scrupules de la concurrence, les comités de direction des banques et les associés des grands cabinets d’avocats acceptent des clients au passé plus ou moins douteux, et s’exposent ainsi au risque de finir complice de blanchiment d’argent. (« Il y a toujours la carotte de l’honoraire, dit un avocat de la place financière. Et puis on se dit : ,Si je ne le fais pas, un autre le fera à ma place’. Il n’est pas évident de rester ferme. »)
Fin 2013, d’autres scénarios circulaient. Le ministre des Finances, craignant provoquer un mouvement de panique et, par là, d’engendrer la mécanique d’une self-fulfilling prophecy, les fit rapidement disparaître dans les tiroirs. Entre trente et quarante petites et moyennes banques pourraient sombrer, n’ayant pas la masse critique pour rester rentables, écrivait ainsi McKinsey dans une étude commanditée par le gouvernement. En-deçà d’un seuil minimal de survie (estimé à cinq milliards d’actifs sous gestion), difficile de faire face à la hausse des coûts qu’engendrent les régulations. D’autant plus que les marges faites sur un UHNWI sont un sixième de ce qu’elles étaient pour les petits clients (grâce au pouvoir de négociation élevé de la nouvelle clientèle). Jusqu’ici la projection funeste de McKinsey ne s’est pas réalisée. Même si le secteur a connu 57 plans sociaux depuis la crise de 2008, il semble avoir plutôt bien encaissé le choc (prévisible) de l’échange automatique. Reste que Serge De Cillia, prévoit « une partie de plans sociaux qui pourront encore nous attendre en 2015 ».
Au début des années 1990, l’ancien directeur financier de l’Arbed Norbert von Kunitzki formule la doxa fiscale luxembourgeoise. Avant de prendre une décision fiscale, écrivait Kunitzki, le pouvoir politique doit scrupuleusement respecter un ordre des priorités précis. Primo : anticiper les répercussions sur le secteur ouvert exposé à la concurrence internationale. Secundo : prendre en compte les effets sur les secteurs protégés. Et, en dernier lieu, prévoir les conséquences pour le secteur public. Du projet de loi instaurant la fondation patrimoniale aux tax rulings pour personnes privées, les dispositifs fiscaux pour attirer les UHNWI apparaissent comme autant d’illustrations de cet impératif catégorique. Et le gouvernement était prêt à aller très loin. Quelques heures avant le réveillon du nouvel an 2011, l’Administration des contributions directes introduisit des exemptions fiscales pour « salariés hautement qualifiés » détachés au Luxembourg. Ce faisant, le gouvernement a très possiblement enfreint le sacro-saint principe de l’égalité devant l’impôt. Or, grâce à un court-circuitage judiciaire, il a peu à craindre. Car les seuls à pouvoir contester les bulletins d’imposition, ce sont les contribuables concernés, qui, justement, ont le moins d’intérêt à s’attaquer à un dispositif dont ils profitent.
Suite au désastre politique « Luxleaks », la place financière souffre encore de symptômes de stress post-traumatique. Aux tax rulings pour personnes privées, promis par le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP), personne n’ose trop y croire. Des années durant, Marius Kohl, le préposé et héros solitaire du bureau 6, s’est exposé au risque de commettre des dizaines d’abus de droit par jour ouvrable. Ses collègues de la section des personnes physiques seront peu tentés de recommencer l’expérience. Quant au projet de loi sur les fondations patrimoniales, un inconfortable compromis entre Code civil français et trust anglo-saxon censé faciliter la transmission transnationale et intergénérationnelle des grandes fortunes, il a été provisoirement mis au congélateur. Se sachant étroitement surveillé, le ministère des Finances voulait attendre la quatrième directive anti-blanchiment. La nouvelle mouture prévoit un registre des bénéficiaires économiques des trusts et autres structures financières. Le projet de loi luxembourgeois sera donc amendé en catimini, et devrait passer la plénière, « avant l’été, si possible », dit la rapportrice du projet, la députée libérale Joëlle Elvinger. « Nous l’espérons, et le ministre des Finances l’espère également très fortement ». La fondation patrimoniale, c’est surtout le secteur financier qui l’attend impatiemment. « Nous avons des demandes régulières de la part de clients », dit Elvinger.
Beaucoup des clients de la place financière luxembourgeoise sont des grands-parents : 39 pour cent ont plus de 65 ans (en Suisse, le taux est de 27, à Hong Kong et Singapour de quatorze pour cent). Or, selon le rapport d’une commission d’enquête du parlement français, la proportion de sexagénaires expatriés à l’étranger aurait significativement augmenté entre 2011 et 2013. Il y a quelques mois, un avocat fiscaliste déclarait dans ce contexte au Figaro : « De plus en plus nombreux sont ceux qui, s’étant délocalisés, demandent à leurs enfants de partir de France pour pouvoir leur transmettre, en franchise d’impôt de préférence, leur patrimoine. » Un business potentiel pour le Luxembourg, où la succession en ligne directe est exemptée d’impôt. Sauf que, pour que la part de l’héritage des enfants soit exemptée elle aussi, il faudra que ceux-ci se fassent résidents luxembourgeois. Pour l’exilé français auquel nous avons pu parler, c’est évident : « Il faut que les Luxembourgeois trouvent une faille là-dessus. Alors tout le monde viendra. »