Il ne fait plus que deux degrés dimanche soir vers 19 heures, lorsque le bus amène ceux qui s’étaient inscrits à midi pour dormir le soir à la Wanteraktioun au Findel. « Le bus porte le numéro F16, t’imagine ? » s’exclame avec un grand sourire Karim1, 38 ans, immigré venu de Marseille il y a trois ans, « pour chercher du travail et surtout une femme ». F16, ça lui rappelle les avions de combat surtout, il se sent un peu comme à la guerre. Devant la porte, quelques fumeurs, car dans le sas d’entrée, ça bouchonne. Les inscriptions pour la nuit viennent d’être ouvertes, des agents de sécurité surveillent la procédure, une seule assistante sociale de la Caritas assure le service ce soir. Tout le monde est calme, discipliné.
Le bâtiment, qui avait hébergé les anciens bureaux de la société de technologie de pointe IEE, est la propriété de Luxairport, qui le sous-loue au gouvernement pour les quatre mois de l’action hiver. C’est un lieu spartiate, vétuste même par endroits. Il n’était pas prévu pour cette fonction, des cabines de douches et de sanitaires sont loués en appoint. Mais les deux grands espaces du premier étage permettent d’y installer des dortoirs avec lits superposés, pouvant accueillir jusqu’à 120 personnes. Après plus de deux mois que dure l’action, les clients connaissent l’attente et s’arment de patience. À gauche, des paniers avec le linge sale de la veille, à droite un vieux bureau avec une lampe et un ordinateur éteints, une chaise brinquebalante sert surtout d’appui aux plus fatigués. Les deux prises électriques au mur sont le Graal vers lequel se ruent les plus jeunes, voulant en priorité recharger leur portable. Durant l’attente, on s’agglutine par petits groupes, souvent par langues ou nationalités. Parmi les quelques sans domicile fixe alcoolisés en mauvais état, il y a les Roms, les jeunes Blacks, des hommes d’un certain âge et parfois, rarement, une femme ou des enfants.
Michel est ingénieur et Français, dit-il, il aurait servi à la marine en Libye et vient d’être rapatrié. Ses papiers ont été bloqués quelque part. Sans papiers, impossible de prendre un hôtel, donc il vient ici. « C’est irresponsable de mélanger tout le monde, les drogués, les malades, les sans abris et des gens comme nous, qui n’avons rien à faire ici ! » Mais en attendant une autre solution, il revient tous les jours dormir au Findel.
Entre une jeune femme, la trentaine, avec son fils de quatre ans. Timide, elle reste en retrait, fait même un pas en arrière selon la personne qui passe et dont elle se méfie plus ou moins. Elle porte tout ce qu’elle possède en deux besaces plus un sac en plastique, son fils a les yeux braqués sur le smartphone. « Pour moi, c’est très bien ici. Je m’assois, je peux me poser avec mes affaires, dormir avec mon fils, raconte-t-elle. Je suis très reconnaissante au Luxembourg qu’un tel endroit existe. Sinon, je crois que je serais morte de froid. » L’histoire de Claudine et de son fils est celle d’un divorce douloureux qui s’est mal terminé, elle a quitté le domicile conjugal sans avoir de solution, n’a pas trouvé sa place dans les foyers pour femmes en détresse. Son fils reste scolarisé parce qu’ils avaient une adresse avant, elle l’emmène tous les matins à l’école et va le chercher le soir. Il ne semble pas trop se soucier du contexte, connaît les autres clients, se sert au réfectoire comme il le ferait dans un internat.
À côté de nous vient de s’asseoir Steve, 21 ans, grand, mince, la capuche de son hoodie sur la tête, portant des gants noirs troués à motif squelette. Il revient avec une assiette sur laquelle il a monté une sorte de tour de Pise avec des tranches de pain, de salami et de fromage. « Oui, j’ai très faim. Normalement, je ne mange presque rien, mais là, j’ai très faim », dit-il avec un bel accent de Manchester. Steve est au Luxembourg depuis six ans, a connu de nombreux déménagements pour suivre la carrière de ses parents, et là, il ne veut plus les accompagner en Angleterre, il veut rester ici. Il a fugué, connu une descente dans la drogue, puis un internement pour psychose et s’en remet peu à peu. Il travaille désormais pour ATP (ateliers thérapeutiques) et se réjouit d’avoir en vue une chambre dans un foyer dans laquelle il pourra emménager à la fin du mois de mars. Pour lui, la Wanteraktioun, c’est un lit pour dormir, une douche, un repas – et surtout plein de rencontres. « J’aime parler aux gens, et ici, j’en rencontre plein d’horizons différents ».
Un grand Noir appelle, il aurait des choses à dire, lui aussi. Les Africains se sont regroupés dans un coin, parlant qui espagnol, qui français ou anglais. Barthélémy vient d’Espagne avec l’espoir de trouver ici cet emploi de fraiseur-tourneur qu’il n’a plus trouvé dans le pays en crise. Il n’est au Luxembourg que depuis quelques semaines. « Soy un revolucionario ! » dit-il, comme pour excuser son appréciation négative de l’accueil à la Wanteraktioun : le pain de mie blanc sans goût, la propreté douteuse des lieux, le mélange de toutes les catégories de personnes, qui ne seraient pas toutes propres, le bruit dans les dortoirs, le vol la nuit... Il est venu au Luxembourg pour travailler. Ses collègues acquiescent. Mais tous trouvent difficile de devoir s’inscrire tous les midis pour pouvoir revenir dormir le soir, ce qui rendrait la recherche d’un emploi plus dur. Il y a Arthur, qui cherche un poste dans un abattoir, mais ne parle pas un mot de français, ou Frédéric et Alban, qui accepteraient « n’importe quel emploi ». Frédéric toutefois n’est pas content de l’accueil non-plus : « Un gouvernement a une responsabilité envers toute la population, donc également envers nous qui sommes ici. C’est inadmissible qu’on nous mette côte à côte avec des gens malades. Alors si on ne meurt pas de froid, on meurt des maladies qu’on attrape ici ? » Chacun y va de ses exemples de pratiques dans d’autres pays qui seraient exemplaires, en tout cas meilleures que cet abri d’urgence. « Vous savez, Madame, si on avait des armes, on nous respecterait mieux ! » s’exclame-t-il, dans un élan hâbleur.
Il ignore que la femme qui assiste l’agent de sécurité derrière le comptoir n’est autre que la ministre de la Famille et de l’Intégration, Corinne Cahen (DP) herself. « J’ai toujours fait ça, dit-elle, pourquoi j’arrêterai maintenant que je suis ministre ? » Pas de garde du corps, pas de chauffeur, elle est venue comme ça, en citoyenne, discrètement. Bon, la veille, elle avait quand même posté sur Twitter une photo des serviettes qu’elle était allée acheter en urgence au supermarché parce que le foyer en manquait. Et le lendemain un appel à bénévoles pour aider à l’accueil du soir sur Facebook. Autant de comportements spontanés dont elle a le secret et qui désorientent complètement son administration. Vers 22h30, peu avant le couvre-feu au foyer, il a gelé dehors. Les derniers retardataires peuvent encore entrer pour la nuit.
Mardi à midi au Dernier Sol à Bonnevoie. La queue devant la porte du Mëttesdësch est déjà longue, les premiers étaient là à 11h30. Dans le grand réfectoire, équipé des mêmes bancs et tables pliables que celui de Findel, Moad Chairi Abdekadar, le cuisinier de la Croix-Rouge, met en place le menu du jour : c’est lasagne, plus une soupe, une bouteille d’eau et une poire en dessert. Un repas simple, mais nourrissant, c’est le principe qui guide les choix des services . Peu à peu, les bénévoles arrivent et l’assistent, des jeunes femmes ou des femmes plus âgées. Ils connaissent les gestes à faire, y apportent le plus grand soin.
À l’entrée, des assistantes sociales d’Inter-Actions font l’accueil des clients du jour, leur demandent s’ils veulent dormir au Findel le soir et revenir manger demain – histoire de pouvoir planifier un peu, explique Patrick Salvi de la Croix-Rouge. « Mais on ne pose pas plus de questions que cela, nous respectons leur anonymat et leur dignité. C’est déjà assez dur de venir chez nous, de faire ce pas. » Une fois enregistrés, ils reçoivent un bon pour manger et se servent, à partir de là, tout est facile. Une infirmerie, assurée elle aussi par des bénévoles et une personne de la Croix-Rouge, soigne les petits bobos pour éviter qu’ils n’en deviennent de gros. Dans la cantine, tout est calme, discipliné là encore, des groupes se forment, ça rit, se chahute un peu, d’autres préfèrent rester seuls dans leur coin. Des affichettes au mur annoncent les interdits : pas de drogues, pas d’alcool, pas de chiens... Après le repas, c’est lecture ou jeux : des éducateurs offrent des activités artistiques ou sportives. Mais l’espace le plus populaire est celui du fond, où les fauteuils de récupération alignés devant le téléviseur invitent surtout à une petite sieste. Ce moment de repos si rare dans la journée, avant de devoir repartir dans la rue, à 17 heures, par quelques degrés seulement.