Le conflit israélo-palestinien dans les déclarations de politique étrangère : rétrospective et introspection

Tragique de répétition

Lydie Polfer en 2003
Photo: SIP
d'Lëtzebuerger Land du 29.11.2024

Le monde ouvre les yeux. Le Monde ouvre les yeux mardi soir en publiant une tribune signée par les députés européens, présent et ancien, Raphaël Glucksmann et Daniel Cohn-Bendit, titrée « La France doit reconnaître l’État palestinien ». Ces progressistes « profondément attachés à l’existence d’Israël » jugent « insupportable, la destruction totale de Gaza, l’extension permanente de la colonisation en Cisjordanie, les plans à demi cachés, à demi publics, d’expulsion en masse des Palestiniens ». Glucksmann et Cohn-Bendit considèrent le 7 octobre comme « le plus abominable pogrom depuis la Shoah », mais estiment que le mandat d’arrêt émis la semaine dernière par la Cour pénale internationale contre le Premier ministre israélien et son ex-ministre de la Défense « n’a rien d’antisémite », comme Benyamin Netanyahu le prétend. À la répétition du terme « insupportable » suit celle du questionnement « comment ne pas voir ? ». Notamment : « Comment ne pas voir que, après avoir soutenu en sous-main le Hamas pendant des années, Benyamin Netanyahu épouse aujourd’hui les vues des pires extrémistes de son gouvernement qui rêvent d’un Israël allant de la mer au fleuve ? » Pour les auteurs, répéter le vœu d’un cessez-le-feu et de la libération des otages atteint ses limites. Rappeler l’attachement à la solution à deux États ne suffit pas non plus : « Il faut des actes forts qui montrent que nos mots ne sont pas que des mots ». La reconnaissance de l’État palestinien serait le premier d’entre eux. Particulièrement avec l’imminence de l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis qui va laisser croire à Benyamin Netanyahu qu’il dispose d’un chèque en blanc dans sa dérive extrémiste.

En juin, lors du débat à la Chambre sur la pétition demandant à reconnaître la Palestine, le ministre des Affaires étrangères, Xavier Bettel (DP), avait promis d’ici la fin de l’année une « solution à la luxembourgeoise » s’il n’arrivait pas à lancer un élan international pour la reconnaissance. La semaine passée dans sa déclaration de politique étrangère, le vice-Premier ministre a fait savoir que sa « Mëttelwee » devait « malheureusement attendre que la situation permette de la mettre en place sereinement ». En quoi consiste cette solution ? À ouvrir une ambassade à Tel Aviv et un bureau de représentation à Ramallah (en Cisjordanie), a résumé Xavier Bettel devant les députés. Mais cela pourrait être interprété comme « une récompense à la guerre menée par Benyamin Netanyahu et ses ministres d’extrême droite », selon Bettel. En juin, ce dernier avait aussi brandi la question de la rétribution du terrorisme pour la reconnaissance de l’État palestinien : « Imaginez dire aux familles des otages, que vous allez reconnaître la Palestine alors que le fait générateur est le 7 octobre ».

La reconnaissance de l’État palestinien « ne donnerait rien de bon », selon Xavier Bettel qui ajoute de nouvelles conditions. Il faut que le Luxembourg s’associe à d’autres États (sachant que l’Espagne, l’Irlande, la Slovénie et la Norvège ont sauté le pas cette année), qu’un cessez-le-feu soit ordonné et que les otages soient libérés. Xavier Bettel entretiendrait en outre des contacts avec une douzaine de ses homologues représentant des pays qui n’ont pas encore reconnu la Palestine, « mais qui, comme nous, sont en faveur d’une adhésion à part entière de l’État palestinien aux Nations Unies ». « Une adhésion à l’ONU règlerait automatiquement la question de la reconnaissance », a complété le libéral, qui sait aussi qu’une adhésion requiert l’unanimité du Conseil de sécurité. La future représentante des États-Unis dans cet organe suprême, Elise Stefanik, accuse l’organisation basée à New York de « croupir dans l’antisémitisme ».

Du « plan de partage avec union économique de la Palestine », voté par le conseil de sécurité en 1947 (donc la solution à deux États), n’est officiellement née que l’État d’Israël, un an plus tard par la déclaration d’indépendance prononcée par David Ben Gourion. Dans les décennies suivantes, de nombreuses guerres et conflits à géométries variables ont traumatisé la région, emportant parfois le monde avec elle, comme en 1973 quand les pays arabes ont limité leur production de pétrole en marge de la Guerre du Kippour, créant le premier choc pétrolier. La Palestine a proclamé son indépendance en décembre 1988 par la voix de Yasser Arafat (président de l’OLP). Depuis, 147 États ont reconnu sa souveraineté (sur les 193 États membres que comptent les Nations unies). Mais pas le Luxembourg, ni l’Allemagne, ni la Belgique, ni la France (pour ne citer que ceux-là) qui pourtant prêchent, avec l’Union européenne, pour une solution à deux États, notamment depuis les années 1990, avec la conférence de Madrid en 1991 et les accords d’Oslo de 1993.

L’étude des déclarations de politique étrangère donne une idée de l’importance accordée au conflit israélo-palestinien par les ministres de tutelle successifs. Même si Jacques Poos (LSAP), résolument engagé dans la recherche d’un accord de paix durable au Proche-Orient, n’a que peu développé la problématique durant ses interventions devant les députés (celles-ci étaient aussi moins longues que sous ses successeurs). En 1995, son premier discours après la poignée de mains entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat devant la Maison-Blanche (en septembre 1993) ne l’évoque que dans une phrase : « Le fanatisme et l’extrémisme menacent les fondements même (…) de processus de paix, délicats et complexes par nature, comme au Proche-Orient. »

En 1996, Jacques Poos, alors président du conseil des ministres des Affaires étrangères européens, avait accueilli Yasser Arafat et Benyamin Netanyahu pour revitaliser le processus d’Oslo. Le ministre eschois s’est aussi rendu une vingtaine de fois sur place. Mais son volontarisme sur le terrain n’a pas pas payé à la fin. En 1998, Poos observe devant les députés : « Il faut malheureusement constater que le processus de paix au Moyen-Orient se trouve dans un état critique dommageable aux intérêts des peuples de la région, mais dommageable aussi aux intérêts de l’Union Européenne. » Un an plus tard, pour sa dernière déclaration de politique étrangère après trois législatures, Jacques Poos relève que le processus de paix d’Oslo est « pratiquement bloqué » et espère que le gouvernement israélien issu des prochaines élections « créera un environnement propice à la reprise des négociations. » En 1999, Yasser Arafat a une nouvelle fois proclamé l’indépendance de l’État palestinien, cinq ans après le cycle prévu de (vaines) négociations avec le gouvernement israélien.

Dans ses déclarations de politique étrangère à partir de 2000, Lydie Polfer (DP) se dit consciente de l’intérêt pour l’UE à travailler au processus de paix au Proche-Orient. « L’Europe a des motifs légitimes de vouloir jouer un rôle utile. Elle peut notamment user des différents instruments de son action extérieure, et moduler sa contribution financière et économique, qui est loin d’être négligeable, d’une façon qui conforte la recherche de la paix, » dit-elle en 2001, quelques mois après le début de la Seconde Intifada. En 2002, Lydie Polfer revient sur le 11 septembre et l’attaque de la « puissance américaine ». La ministre prône d’éliminer « les causes profondes des frustrations, des ressentiments et des injustices qui nourrissent les diverses formes de terrorisme ». Elle revient d’un Proche-Orient à feu et à sang. « Les parties semblent avoir perdu de vue ce qui est pourtant essentiel : pour Israël, la sécurité, à l’intérieur de frontières reconnues et dans un environnement régional pacifié ; pour les Palestiniens, la création d’un État viable, qui leur permettra de vivre dans le progrès et dans la dignité. » Le sujet occupe une petite place dans les déclarations de la ministre des Affaires étrangères mais, à l’épreuve, Lydie Polfer fait le job en poursuivant l’engagement de son prédécesseur (d’Land, 10.11.2023)

Dans ses seize déclarations de politique étrangère, Jean Asselborn s’est lui attardé longuement sur le conflit israélo-arabe, avec en moyenne plus de onze occurrences des termes Israël et Palestine par discours. Le socialiste débarque dans un optimisme béat. Yasser Arafat est décédé (en novembre 2004). Le Premier ministre Ariel Sharon a retiré Tsahal de la bande de Gaza, occupée depuis 1967. Une conférence a été organisée au Luxembourg dans le cadre du processus de Barcelone. La décision d’ouvrir un poste frontière avec l’Égypte (à Rafah) semble à Asselborn « bien plus qu’un pas symbolique vers un État palestinien souverain ». L’année suivante, il déchante quelque peu. Les élections législatives de janvier 2006 en Palestine ont été remportées par le Hamas, « un mouvement tout sauf démocrate », euphémise Asselborn. Le Quartet (États-Unis, UE, Russie et Nations unies) a coupé les aides européennes de l’Autorité palestinienne faute d’engagement de sa part « à renoncer à la violence et à reconnaître le droit à l’existence d’Israël » (ce que Yasser Arafat, OLP, avait fait en 1993).

En 2007, Jean Asselborn rappelle la centralité du conflit israélo-palestinien : « Avant de l’avoir réglé, on ne peut guère maîtriser les autres problèmes dans la région ». Or, le plus gros d’entre eux s’appelle Iran. L’utilisation militaire du nucléaire, la « propagande antisémite » de son président Nima Ahmadinejad et sa volonté de dominer le Moyen-Orient lui paraissaient constituer « l’un des plus grands défis pour la paix depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ». Quelques semaines plus tôt, Tageblatt publiait une tribune, « Il est urgent de bombarder Israël », signée François Bremer. Cet ancien ambassadeur et représentant du Grand-Duché à l’Otan utilisait alors ce titre « provocateur » pour alerter sur « l’inertie européenne » dans le conflit israélo-palestinien : « Européens, réveillez-vous enfin ! Que I’UE adopte de nouvelles sanctions contre l’lran, soit ; qu’elle feigne d’ignorer ce qui se passe en Palestine et qu’elle laisse Israël agir à sa guise, c’est intolérable ! » 460 000 colons israéliens occupent alors la Cisjordanie avec le soutien du gouvernement israélien.

Cette année-là, la bande de Gaza, gouvernée par le Hamas, a politiquement fait scission de la Cisjordanie, où le Fatah préside l’Autorité palestinienne. « La mission de l’UE à Rafah a dû être retirée. Le poste frontière avec l’Égypte a été fermé et les 1,4 million d’habitants de Gaza ont été coupés du monde extérieur, avec toutes les conséquences dramatiques que cela entraîne. Depuis que le gouvernement israélien a déclaré la zone « entité ennemie » en réaction aux tirs de roquettes contre Israël, la situation s’est encore aggravée », se lamente le ministre des Affaires étrangères. Deux ans et une élection plus tard, Jean Asselborn s’émeut des atteintes au droit international humanitaires commises par Israël, « parmi lesquelles des attaques indiscriminées contre des civils ou des installations civiles » (en Cisjordanie). Asselborn veut combattre « l’impunité ». Puis il enchaîne sur « la situation tragique dans la bande de Gaza, (…) sur le blocus illégal opéré sur le territoire (…) et le lourd tribut payé par la population civile ».

Entre 2008 et 2009, Israël a mené l’opération « plomb durci » contre le Hamas pour mettre fin aux tirs de roquettes sur les villes israéliennes à proximité. « Je ne peux ici que reformuler mon appel au gouvernement israélien de Benyamin Netanyahu de permettre l’accès pour les convois humanitaires, commerciaux et de personnes ». Le ministre réitère aussi sa demande qu’Israël se retire des colonies : « Ces provocations permanentes que sont les implantations de colons alimentent les extrémistes. » Il termine néanmoins sur une note optimiste : « J’espère que dans un an aux Nations unies, un État palestinien sera accueilli et que dans les deux pays, Israël et Palestine, des ambassadeurs seront accrédités. » (la Palestine accèdera au statut d’État-observateur à l’ONU en 2012). Mais Asselborn répète ces complaintes et condamnations en 2010 et en 2011. Israël ne sera en sécurité que lorsque son gouvernement cessera ses politiques discriminatoires et la colonisation.

Le 25 novembre 2014, confirmé au ministère des Affaires étrangères, cette fois sous l’autorité de Xavier Bettel, Jean Asselborn procède au décompte macabre du déferlement de violence qui s’est joué à Gaza : « L’été le plus meurtrier avec 2 200 victimes, dont 1 473 civils, 521 enfants et 283 femmes (…) dans une zone sept fois plus petite que le Luxembourg regroupant 1,8 millions de personnes. » Pour Jean Asselborn, le Luxembourg peut reconnaître la Palestine « en principe » de façon bilatérale, « Une telle reconnaissance doit servir à la paix et ne pas avoir qu’une portée symbolique. Nous devons lui donner les meilleures chances dès le départ. Ainsi je pense que les négociations entre les parties doivent reprendre ». Il poursuit : « Un État palestinien n’est pas un cadeau aux Arabes, mais la pierre angulaire de la paix au Proche-Orient. » Quelques jours plus tard, la Chambre vote une motion invitant le gouvernement à reconnaître la Palestine « au moment qui sera jugé le plus opportun ».

En 2016, Asselborn critique encore la politique de colonisation, « un affront au peuple palestinien et à la communauté internationale ». Cela ne s’arrange pas en 2017 : Trump a pris le pouvoir le 20 janvier. « Depuis l’assermentation du nouveau président américain, Israël a annoncé la construction de plus de 6 000 nouvelles habitations dans les colonies, plus que durant toute l’année 2016. Bien que la politique de colonisation ait été menée sans exception par tous les gouvernements israéliens, on a l’impression que toute retenue ait disparu pour de bon », témoigne Jean Asselborn. Le ministre ne sait néanmoins pas sur quel pied danser. Trump a annoncé le déménagement de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem, mais aussi l’invitation du leader palestinien Mahmoud Abbas à la Maison Blanche. En 2018, Asselborn déchante, mais rappelle que le principe « Land for peace » (principe de retrait d’Israël contre la paix lié à la résolution 242 de 1967) reste d’actualité tout comme les paramètres de l’UE pour une solution à deux États. En 2018, Israël fête son 70e anniversaire. Trump a choisi la date de proclamation de l’indépendance pour ouvrir l’ambassade à Jérusalem, « une provocation totalement inutile pour les Palestiniens et le monde arabe, puisqu’ils associent le 14 mai à la Nakba, la catastrophe de l’expulsion massive des Palestiniens en 1948 ». L’année suivante, en 2019, le ministre regrette les incidents qui ont eu lieu en marge de l’ouverture de l’ambassade. « 61 manifestants ont perdu la vie dans la bande de Gaza, parce que les soldats israéliens ont tiré sur eux à balles réelles. Pour protester contre ce recours à la force inacceptable et disproportionné, j’ai convoqué l’ambassadrice d’Israël le 16 mai », explique le socialiste. Asselborn alerte sur la « violence à Gaza » où vivent maintenant plus de deux millions de personnes et où la guerre est imminente : « Gaza est indigne du 21e siècle. » Mais à partir de 2019, le ministre des Affaires étrangères s’attarde moins sur le conflit. Résignation ? Concurrence de la pandémie puis de la guerre d’Ukraine ?

En 2020, Jean Asselborn constate en somme que « la paix entre Israël et la Palestine n’est pas en vue ». Mais un nouveau président a été élu aux États-Unis, et peut-être « allons-nous sortir de l’impasse », ce malgré les profondes divisions en Europe sur la question. En 2021, il répète que « nous sommes les amis d’Israël et de la Palestine », que « c’est une question de droit à l’autodétermination, de respect du droit international, des droits de l’Homme et de ce qui a été signé ». Or, à Gaza cette année-là, a eu lieu la quatrième guerre depuis 2008. « La cinquième viendra très certainement », anticipe Asselborn. Et pour sa dernière déclaration de politique étrangère, en 2022, le ministre s’attarde un peu plus sur le Proche-Orient que dans les trois compositions précédentes. Mais il rend les armes : « Les habitants de Gaza n’ont nulle part où fuir. Ils sont pris au piège dans la plus grande prison à ciel ouvert du monde et dans un cycle sans fin de violence et de destruction. La Cisjordanie est au bord de l’explosion et le risque d’une troisième intifada est réel. » Jean Asselborn revient sur la loi votée par la Knesset en 2018 faisant d’Israël l’État-nation juif où ceux qui ne sont pas de la bonne confession deviennent de facto des citoyens de seconde zone. « Nous nous trouvons dans un cercle vicieux. Il ne peut y avoir ni deux États ni un État. Ce qu’il reste, c’est une occupation éternelle. »

Interrogé par le Land sur la raison pour laquelle le Luxembourg n’a pas reconnu la Palestine depuis 2014, le ministère des Affaires étrangères répond : « Force est de constater qu’il n’y a pas eu, tant au niveau national qu’international, de consensus quant à la question de savoir si ce moment opportun a été atteint. » Les services de Xavier Bettel, Premier ministre de 2013 à 2023, ajoutent que le sujet « n’a pas été formellement à l’ordre du jour du Conseil de gouvernement pendant les neuf ans qui ont suivi l’adoption de cette motion ».

Pierre Sorlut
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