Retour sur la conférence de Baha Hilo, sociologue et éducateur palestinien

Changer le narratif

d'Lëtzebuerger Land du 22.11.2024

Simone Zimmerman est une jeune américaine de confession juive comme il y en a des millions aux États-Unis. Dans le film documentaire Israelism1, réalisé par Erin Axelman et Sam Eilertsen, juifs eux aussi, elle raconte comment elle a compris à l’université qu’elle avait été radicalisée, non pas par le judaïsme, mais plus insidieusement par l’ingestion forcée de sionisme, doctrine nationaliste pilotée par l’état d’Israël et ses nombreux groupes de pression.

Le film met en scène de jeunes Juifs américains assistant à des événements flamboyants organisés dans des stades, voyageant tous frais payés en Israël (les « birthright trips ») pour découvrir un pays enchanteur (sans aucune mention de la Palestine) et même participant à des camps militaires pour adolescents, tout cela en mettant en avant le sex-appeal des soldats israéliens.

Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes Juifs ont compris que le but de cette propagande n’était pas de croire en Dieu, mais de croire en Israël. Ils dénoncent la confusion intentionnelle entre judaïsme et sionisme, menant à une société israélienne basée sur l’oppression et la violence, prétendument juive mais trahissant les valeurs du judaïsme. Surtout, ils font savoir qu’ils rejettent cette négation intentionnelle et calculée du peuple palestinien.

Zimmerman est notamment filmée lors d’une visite à Bethléem, en Cisjordanie occupée, où elle rencontre l’éducateur Baha Hilo, qui a collaboré avec l’Onu et a fondé un centre culturel à Beit Sahour. Baha Hilo était à Luxembourg jeudi passé, au lendemain de la diffusion d’Israelism au cinéma Utopia, pour une conférence intitulée « Surviving Israeli Apartheid » au Culture Bar2.

Baha Hilo fait valoir que cette notion d’apartheid n’est pas une vue de l’esprit, malgré les nombreux efforts israéliens pour réduire au silence les voix qui s’élèvent depuis des décennies pour dénoncer ce qui est considéré comme un crime contre l’humanité3. Human Rights Watch a par exemple publié en 2021 un rapport4 détaillant ce système de ségrégation et de discrimination institutionnalisées dans les territoires palestiniens occupés, appliqué notamment via une séparation judiciaire basée sur l’ethnicité, un thème que Baha Hilo a longuement développé.

Ce dernier, natif de Bethléem et diplômé en sociologie de l’université Birzeit (Cisjordanie), a expliqué en détails, via de nombreuses cartes aux découpages rappelant le « gerrymandering » américain, que si les citoyens israéliens sont soumis au droit civil israélien, la population palestinienne est soumise au droit militaire, et ce à travers quatre systèmes, dont les spécificités diffèrent selon que l’on soit de Jérusalem, de Nazareth, du reste de la Cisjordanie ou de Gaza. Tous les Palestiniens ne vivent donc pas l’oppression de la même façon. Ce système discriminant est notoirement complexifié pour démoraliser les Palestiniens, les empêchant notamment de se déplacer au sein de leur propre pays, détaille Baha Hilo.

Outre l’application de plusieurs systèmes judiciaires, Baha Hilo explique comment le contrôle de la population palestinienne s’exerce également via la planification urbaine (en s’assurant que les villes ne s’agrandissent) ou encore via un système de rationnement des ressources calculé sur le nombre de calories nécessaires par personne et par jour. Baha Hilo illustre ce concept avec une phrase d’Ehud Barak (ancien Premier Ministre d’Israël) prononcée le 28 août 2000 : « Les Palestiniens sont comme des crocodiles. Plus vous leur donnez de la viande, plus ils en veulent ».

Le maintien de cette occupation (jugée illégale par la Cour internationale de Justice le 19 juillet dernier) et de ce système d’apartheid (dénoncé dans le même avis consultatif) ne seraient pas tenables si Israël ne voulait pas constamment influencer et contrôler le débat public. C’est l’autre sujet mis en avant par Baha Hilo lors de sa conférence, et l’une des clefs de voûte de la politique israélienne : veiller par tous les moyens à fausser la représentation de la Palestine, à commencer par la géographie. Qui aujourd’hui comprend que Palestine et Israël ne sont qu’une seule et même terre ?

À travers cette dénaturation délibérée de la notion de Palestine, Baha Hilo appelle chacun à questionner le vocabulaire utilisé par Israël pour se référer au territoire et à ses habitants. On se rappelle la phrase de Yoav Gallant, ministre israélien de la Défense (aujourd’hui destitué), prononcée au lendemain des attaques du 7 octobre 2023 : « Nous combattons des animaux humains ». Le Premier ministre Benjamin Netanyahu parle lui d’un « choc entre barbarie et civilisation », formule qu’il prononce fréquemment, notamment lors de son adresse au Congrès américain le 24 juillet dernier. On pourrait lui souffler cette phrase de Claude Lévi-Strauss dans Race et Histoire (1961) : « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ».

Le film Israelism illustre le refus d’une communauté juive de se soumettre à ce mécanisme de défense israélien, basé sur l’invisibilisation d’un peuple. Un mécanisme engendré par une autre catastrophe, l’Holocauste, générateur d’un trauma transgénérationnel, mais qui ne peut justifier pas ces crimes de guerre perpétrés à l’échelle industrielle. « L’Holocauste a été fait en secret. Je n’ai jamais vu de photos de soldats allemands portant les sous-vêtements de femmes tuées ou déplacées », dit Baha Hilo. « Il y a quelque chose de terriblement malsain dans ce qui se passe à Gaza. »

Et pourtant, malgré les nombreuses violations du droit international dont Israël est accusé5, le monde politique occidental avance à pas feutrés sur ce terrain, miné par Israël lui-même, qui n’hésite pas à qualifier d’antisémitisme toute critique à son encontre, qu’elle émane et journalistes ou même des plus hautes juridictions de l’Onu. C’est le combat de Baha Hilo, avec sa tournée de conférences : éduquer, expliquer, informer sur ce qui se passe réellement en Palestine occupée, afin de changer ce narratif largement dicté par Israël.

Sébastien Cuvelier
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