Le regard. Toute la qualité (ou non) d’un épisode de Routwäissgro est dans le regard de son ou sa protagoniste qu’arrive à capter le réalisateur ou la réalisatrice à un moment donné. Pour la première partie de la deuxième saison, soit seize épisodes de 24 en tout, que RTL Télé Lëtzebuerg diffuse depuis un an, on retiendra le regard, mélancolique au possible, d’Orquidea Ribeiro, 83 ans, qui a investi tout son argent gagné en une vie de travail dans une petite maison à elle, mais se retrouve contre son gré en hospice – la santé n’y est plus. Orquidea sur son lit, chez elle, qui implore sa fille : « mais pourquoi je ne peux pas rester ? J’ai la saudade... » vous brise le cœur. La tristesse de cette dame digne, modeste, assise toute seule dans sa chambre de maison de retraite, cadrée longuement en plan large, les yeux perdus dans l’infini, en dit tellement long sur la vieillesse et la solitude (épisode n°16 ; réalisation : Sandy Lorente, image : Jeff Kieffer). Toute sa vie durant, Orquidea a fait la cuisine pour des personnes âgées luxembourgeoises. Dans le foyer où elle travaillait jadis, elle n’a fait que du Lëtzebuerger Kascht, raconte-t-elle à un collègue avec lequel elle joue aux cartes, parce que les Luxembourgeois n’aiment pas le bacalhau…
Il y a aussi le regard perdu de Fernand Thill (De Presi, épisode n°1 ; réalisation : Eric Lamhène ; image : Rae Lyn Lee). L’homme est un dur à cuire, président du club de motards Crazy Club, dont les membres portent un équipement en cuir noir en guise d’uniforme, roulent en choppers modifiés et ont une série de rituels très masculins et une hiérarchie très stricte, que plus personne n’accepterait en société de nos jours. Fernand règne d’une main de fer sur ces rockeurs, impose nombre de règles et d’interdits aux membres, mais est aussi un bon vivant qui aime la fête et adore ses amis. Dans ce groupuscule plein de testostérone et de bière, l’homme impose son autorité et son leadership par la discipline et son auto-discipline : il a autant d’enfants de tous âges que de femmes successives, des tatouages qu’on ne compte plus, une compétence technique que ses amis admirent, un embonpoint soutenu avec force bières et côtelettes grillées et une bonhomie sympathique (hors réunions).
En journée, pourtant, c’est un autre homme : orné d’un gilet de sécurité orange fluo, il travaille pour les CFL, nettoie les voies, s’occupe de l’entretien d’une petite gare ou y arrose les plantes. Son regard le plus marquant qu’arrive à capter Eric Lamhène est celui, infiniment triste, qui se fige quand il raconte, comme en passant, que son frère est mort en moto il y a plus de trente ans. Le sourire figé tente de le masquer, mais son regard s’emporte alors au loin, et on comprend que sous la bonne humeur affichée, il y a aussi une certaine mélancolie.
Univers opposés Orquidea et Fernand pourraient d’ailleurs symboliser toute cette deuxième saison de Routwäissgro : eux et leurs univers diamétralement opposés coexistent au Luxembourg, mais à aucun moment, ils ne semblent se toucher. D’ailleurs, une des conclusions générales qu’on peut tirer est qu’au Luxembourg, il y a différentes communautés hermétiques l’une à l’autre – les pèlerins portugais qui marchent vers Wiltz, la journaliste française de L’Essentiel, les employés des institutions européennes, l’employé indien d’Amazon, l’avocat français en crise existentielle ou encore les Luxembourgeois et leurs hobbies loufoques. Il faudrait presque faire un épisode final de film choral genre Short cuts (Robert Altman, 1993) pour les montrer qui se croisent dans le bus, lors de la fête nationale ou au parc.
La série documentaire Routwäissgro, conçue par le Kollektiv 13, un groupe de treize réalisateurs, avait remporté le concours de l’appel à idées lancé par le Film Fund et RTL Télé Lëtzebuerg. La première saison, cofinancée par l’État et la chaîne privée et produite par Calach Films, est diffusée à partir de février 2015. Une fois par mois, deux épisodes sont enchaînés le dimanche soir, chaque diffusion à la télévision est accompagnée d’un public viewing festif et en temps réel dans un lieu branché, genre Rotondes ou Opderschmelz, avec retrouvailles de toute l’équipe impliquée et possibilité d’échange avec le public. En cours de diffusion et suite au succès de la série, les deux co-financiers ont décidé de prolonger cette collaboration. Pour la deuxième saison, le budget a légèrement augmenté, des 880 000 euros de la première année à 926 000 euros, financés paritairement.
Les réalisateurs disposent de huit journées de tournage, dix jours de montage, trois jours pour le son et un pour l’étalonnage. Ceux qui ont investi du temps pour une longue préparation, sur et avec le personnage qu’ils suivent, sont clairement dans l’avantage, parce qu’ils entrent dans leur intimité. Une charte de dix points développée par le Kollektiv 13 et qui impose une même forme à tous les épisodes (choisir une thématique luxembourgeoise ; suivre un protagoniste principal ; pas d’interview directe ; pas de musique ; pas de voice-over ; opter pour un style réaliste ; le réalisateur n’est pas un personnage… ) permet d’uniformiser l’esthétique dans la durée. Bien qu’il n’y ait pas d’audimat au Luxembourg et qu’on ne dispose pas de chiffres sur le nombre de spectateurs qui regardent la série, soit en direct, soit en décalé via internet, la continuation de la production pour une troisième saison, qui sera tournée à partir de septembre et diffusée à partir du début de l’année 2018, est un bon indicateur de son succès.
Identification. Ou pas Si la série a autant de succès, ce n’est peut-être pas parce que tout le monde s’y retrouve, comme sur les pages people des magazines, mais parce que, justement, on ne s’y retrouve pas. Parce qu’on découvre des milieux socio-culturels dont on ignorait jusqu’à l’existence, des mondes presque parallèles qui coexistent paisiblement dans une même société vantée par les immigrés portraités dans la série comme ouverte et tolérante. À la fin de ces seize premiers épisodes de la saison, on se demande comment ça peut fonctionner, comment le Luxembourg peut continuer à tourner – mais ça marche visiblement. Comme pour la première saison, les personnages choisis sont souvent des marginaux, soit socialement, soit par leur origine ou leurs passions. « Des personnages forts sont privilégiés », dit la charte du collectif, et que chaque épisode doit être « relié à une réalité socioculturelle ».
Ça fonctionne parfois à merveille, comme pour les épisodes successifs Doheem et Di richteg Carrière ? Les deux montrent des « personnages forts » dans des « réalités socioculturelles » opposées : George est un sans-abri charismatique (épisode n°10 ; réalisation Linda Blaschette), qui, ô hasard, se voit offrir un logement social tant attendu durant le tournage. George Nixon, que tout le monde connaît parce qu’il participe à tous les reportages sur la Stëmm vun der Strooss et autres documentaires sociaux, se laisse patiemment filmer, voire se met allègrement en scène comme citoyen exemplaire, ami, croyant et photographe.
Stéphane (épisode n° 9 ; réalisation Michel Tereba), a une vie à mille lieues de celle de George. Lui est plein aux as, a une maison de maître historique requinquée de design en France et un appartement aseptisé au Luxembourg, un personal coach pour le golfe et un autre pour la musculation en plein air. Et pourtant, l’avocat d’affaires est en pleine crise existentielle, a pris une année sabbatique pour consacrer du temps à soi-même et décider de ce qu’il veut faire de sa vie, lui donner un sens. Lui aussi se met en scène, est bien conscient de la présence de la caméra, organise des déjeuners et des dîners avec des amis ou sa fille pour se montrer sous son meilleur jour de « poor little rich boy ». C’est probablement l’épisode le plus marquant de la saison, et l’opposition entre les deux univers, celui de George et celui de Stéphane, montre que le bonheur n’est pas là où l’on croit.
Les gens normaux n’ont rien d’excep-tionnel Une des principales observations de Routwäissgro pourrait être que, quel que soit la passion, le hobby ou même le métier des protagonistes, tous ont (ou rêvent d’) une vie banale. Même Kelly (épisode Wat ee sech net alles undeet, n°5 ; réalisation Chris Neuman), qui passe sa vie à concevoir et réaliser des costumes de héros de jeu vidéo avec lesquels elle gagne des concours de cosplay, cherche une reconnaissance sociale de son activité – la rencontre avec l’employé de la Chambre des métiers pour savoir comment faire reconnaître son métier « qui n’est pas vraiment prévu par la loi » est succulente.
Arno, qui fait du show-wrestling sa passion du week-end et rêve de passer professionnel (Den Dram vum groussen Duerchbroch, épisode n°3 ; réalisation : Michel Tereba) a une vie classique de classe moyenne et discute avec ses parents lorsque ceux-ci farcissent des pâtes maison pour la fête des mères dans une belle maison d’architecte. Roger Hoffmann, 68 ans, aveugle de naissance et alors encore directeur du Blannenheem (foyer pour aveugles), fait tout pour mener la vie la plus banale possible, composée de randonnées en vélo et d’entretien de la maison (En oppent Ouer, épisode n°7 ; réalisation : Thierry Besseling et Loïc Tanson). L’impressionnante Vanda Denter Freites (Vanda, épisode n°15 ; réalisation Guig Jost), malgré son apparence spectaculaire et des compétences sociales fort avantageuse dans son métier de coiffeuse, a également un quotidien réglé comme une horloge, avec courses au marché, shopping dans des boutiques de designers, jogging et ballade avec son mari et son chien dans le village de province qu’elle habite. La timide Catriona, jeune traductrice britannique au Parlement européen, passe ses soirées chez elle, en compagnie d’amis expatriés comme elle ou de ses animaux (Eng Saach vun Zäit, n°11 ; réalisation Anne Schiltz) et même Benni, le bassiste de Seed to Tree (De Benni um Bass, épisode n°13 ; réalisation : Kim Schneider), vit bourgeoisement et prend le thé avec sa grand-mère, qui trouve qu’il commence à se faire vieux.
Risque de manipulation Parfois, le sujet d’un épisode peut ne pas être passionnant – des fans d’un chanteur mielleux du Tyrol du Sud –, mais le portrait d’un personnage peut le devenir : l’optimisme de Cécile, présidente dudit fanclub (D’Liewen ass schéin, épisode n°2 ; réalisation : Kim Schneider), qui a trouvé un confident en son idole Rudy Giovannini et écoute sa musique festive pour oublier son cancer du sein, est touchante dans sa manière directe, presque enfantine d’aduler le chanteur et sa région.
Mais certains des réalisateurs vont trop loin dans la mise en scène (qui n’est pas expressément interdite) ou n’ont pas la force de s’opposer à la récupération de l’épisode par leur sujet, qui profite sans vergogne de la présence d’une caméra pour se mettre lui-même en scène. C’était le cas de Joé Thein, alors encore conseiller communal de l’ADR à Pétange (il a depuis été exclu du parti pour ses commentaires racistes sur Facebook et fondé son propre mouvement) : dans Meng Heemecht (épisode n°4), le réalisateur Jacques Molitor le laissait se montrer en défenseur des droits des homosexuels, ce qui serait difficile dans un parti conservateur. Même les membres du parti, notamment Fernand Kartheiser, peuvent alors se montrer compréhensifs et (presque) tolérants. Les rencontres avec des militants du Gay Mat semblent tellement téléphonées que cela en devient gênant (le son est toujours un bon indicateur de la mise en scène : lorsque le vis-à-vis parle très clairement, c’est qu’il porte lui aussi un micro).
La Française d’origine marocaine Fatima (De roude Fuedem, épisode n°14 ; réalisation Charlotte Bruneau) transforme son épisode en clip publicitaire pour le Planning familial, dans lequel elle s’engage pour le droit des femmes, et pour son employeur, le journal gratuit L’Essentiel, dont le rédacteur en chef profite de la présence de la caméra pour vanter les bons chiffres, qui feraient d’eux « le leader du marché ». Même le rappeur Helder Ferreira (Maka, épisode n°12 ; réalisation : Eric Lamhène) tombe dans le panneau : alors que lui a le cœur sur la main et discute ouvertement avec ses copains du racisme anti-Portugais dont ils ont tous été victimes (pour cela, l’épisode est important), il laisse aussi Guy Peiffer, l’ancien prisonnier le plus célèbre du Luxembourg, qu’il va régulièrement voir, récupérer l’épisode pour expliquer ses sculptures et se montrer très compréhensif avec son jeune ami. Human after all.