Les quelques jours entre les fêtes de fin d’année, élargis peut-être de part et d’autre du tournant, temps idéal de retomber en enfance, au meilleur sens de l’expression. Se laisser aller en toute innocence à de la fantaisie, laisser libre cours à l’imagination. Des occasions sont là, qui aident, et à Paris, le chemin mène alors au Musée des arts forains, dans le quartier de Bercy, avec sa collection surprenante d’objets du spectacle, ses salons qui invitent au rêve, ses attractions non moins émerveillantes. De l’autre côté de la capitale, dans un seizième où il n’a pas été de suite le bienvenu, au Cirque tzigane Romanès, on précise de suite, sans animaux sauvages ; les nomades sont arrivés, se sont installés, les visiteurs prennent énormément de plaisir, c’est le mérite des fondateurs, Alexandre et Délia, qui assurent que « malgré les turbulences du monde, (leur) fureur de vivre n’est pas entamée ».
Voilà qu’il n’est certainement pas question seulement des ennuis locaux. Et la plongée dans l’enfance, à d’autres dimensions aussi, a pu trouver cette année un autre lieu, avec l’exposition de Kiki Smith à la Monnaie de Paris. Dès l’entrée, au-dessus de vous qui montez les marches, un mobile, agrandissement d’une broche en vérité, pendentif monumental, ouvre le ciel, donne les dimensions du cosmos : Sun, Moon, Stars and Cloud, de 2011. D’emblée, c’est l’un des bouts, son aboutissement, de l’art de l’Américaine, rien de moins que l’univers. L’autre bout, son point de départ, c’est la représentation, il faut dire plus, l’exploration du corps humain, et particulièrement du corps de la femme, d’une figuration où en fait Kiki Smith ne recule devant rien ; nulle réalité (physiologique) n’est laissée de côté, on passe de l’intérieur à l’extérieur, et puis l’humain y rejoint le végétal et l’animal, s’élançant du microcosmique au cosmologique.
À en croire le poète, Louis Aragon, en l’occurrence, la femme est l’avenir de l’homme, à n’en pas douter avec Kiki Smith. La femme dans tous ses états, enfance et âge adulte, dans toutes les postures, prises à gauche et à droite, dans les contes, les mythes, les religions, les mines où se sert l’artiste, y compris sa propre vie, sont inépuisables. On va s’en tenir là encore aux deux extrémités, la naissance, mais elle émerge adulte déjà du corps d’un loup éventré, nouvelle Vénus ne sortant pas comme le voulait un certain Botticelli de l’eau sur une conque, pas plus du crâne de Jupiter ni de la côte de quelque premier homme ; et puis la mort, plus exactement la crucifixion qu’on n’a jamais vue plus émouvante, proprement renversante : pour Untitled, de 1995, Kiki Smith a fait un moulage de la partie supérieure de son propre corps, l’a assemblé à celui du corps d’un voisin.
Kiki Smith est au sommet de son art là où elle frappe par un symbolisme simple, fort, pas besoin d’un supplément plus narratif. De même, on préférera ses dessins à l’encre, une salle en réunit deux, de belle dimension, de grande force encore, ensemble avec Rapture, de 2001, la sculpture justement de la naissance ; on les préférera par exemple aux tapisseries, très riches certes, moins poignantes. Combien plus prenant encore Glass Stomach, de 1985, avec d’autres parties corporelles, ça touche et ça dérange, organes internes d’un corps morcelé, disséqué ; ils le font plus même que quand l’artiste reprend la tradition anatomique de l’écorché.
Il est une formidable (presque dans tous les sens du terme) unité dans l’œuvre de Kiki Smith ; dans la variété, la multiplicité, les thèmes ramènent toujours à l’essentiel, l’homme, non, la femme, son corps, et au-delà le cosmos, dans toutes les techniques, dans tous les matériaux. Une inaltérabilité d’un côté, avec le bronze, de la fragilité de l’autre, avec le verre, le plâtre, le papier. Un rattachement à la tradition, non moins une inspiration, une démarche de modernité.