C’est une femme douce avec laquelle on a rendez-vous le matin du 24 décembre. Elle est calme, souriante, habillée d’un pull de laine comme un doudou avec au doigt, une bague qui ressemble à une goutte d’eau, aussi claire que ses yeux. Nous allons passer une heure et demie ensemble, dans la galerie Valerius, qui expose, sous le titre Stoned, un melting-pot de ses photos, à parler d’elle et de la photographie.
Il y a là des images de plusieurs genres (on va voir que c’est toujours des face-à-face), dont d’animaux bien sûr. Eilo Elvinger a reçu en 2017 le prix Wildlife Photographer of the Year du Natural History Museum de Londres pour sa photo (en noir et blanc), du Polar pas de deux exécuté par des ours polaires sur la banquise en Arctique. D’Afrique – le Rwanda, la Tanzanie ou le Botswana – elle rapporte des portraits de grands fauves, hiératiques, à l’affut, mais autres aussi : tel ce grand lion infiniment patient face à un escadron de mouches qui le gênent mais font sa toilette d’après-repas sanglant… On dirait une voilette vivante ; des caméléons et des iguanes font corps avec leur environnement sur les îles Galápagos.
Les photos d’Eilo Elvinger n’ont cependant rien à voir avec un safari photo : c’est une manière de vivre ensemble à l’époque actuelle qu’Eilo recherche et saisit chez les chimpanzés et leur sens aigu de l’attention apportée à leurs prochains. Tout est là, dans ce regard, attentif et déterminé de l’animal et celui qu’Eilo Elvinger porte à travers son objectif, sur l’environnement.
Elle est une photographe de l’harmonie, qu’elle observe également chez les êtres humains, c’est-à-dire des communautés qui fonctionnent, le plus souvent hors Occident, encore selon des règles communes, qu’elles soient d’ordre religieux ou vestimentaire ou d’occupations, pour ne citer que trois catégories qui font encore sens dans un pays comme le Bangladesh. Mais le partage, cela peut tout aussi bien être pour Eilo, les couleurs chamarrées de fleurs en plastique d’une fête populaire, beaucoup plus près de nous, au Portugal.
Son travail, si elle-même a besoin de l’esthétique comme facteur d’équilibre, n’a pas de naïveté bienveillante, comme l’a récemment prouvé son reportage sur les Rohyngia (l’exposition I am a Rohingya, avec Wasama Doja, a eu lieu à la galerie Clairefontaine, sous les auspices de l’ONG Friendship en décembre dernier). Montrer ce peuple musulman du Myanmar, malmené de ce fait religieux par le pouvoir et poussé à l’exil au Bangladesh, est un engagement politique de sa part, tout comme ses reportages animaliers l’ont rendue attentive aux problèmes écologiques, en phase de devenir une des clés de la survie des espèces sur terre… dont nous, les hommes.
Elle se rendra à nouveau en 2020 en Arctique. Mais, que ce soit loin, très loin, ailleurs ou ici, Eilo Elvinger a besoin d’être dans un espace ouvert, de pouvoir porter son regard sur le lointain, fût-il tout proche. C’est ainsi, dans nos bois paisibles, qu’elle va à la rencontre des biches et des cerfs, mais aussi des paysages et des effets atmosphériques, comme lors d’une aube brumeuse, dans une forêt luxembourgeoise : cela donne des images magnifiquement graphiques, où les lignes sombres des troncs d’arbres et leurs ombres diaphanes dessinées par le soleil, produisent des effets quasi pictorialistes. On peut sans hésiter comparer ces photographies à des tableaux anciens, comme ses photographies d’arbres et leur reflet, à l’envers, dans un miroir d’eau en Hollande, ou le graphisme quasi d’une porcelaine chinoise, entre la forme d’un arbre et l’îlot qui le porte au milieu d’un lac au Sri Lanka.
Les photographies d’Eilo Elvinger révèlent donc aussi un sens aigu de la composition et, cela en surprendra plus d’un, un goût pour l’abstraction, à l’exemple de la macro-photo de la signalétique automobile jaune et noire à l’embarcadère pour voitures à Calais, un pavement au sol au Bangladesh ou… l’assemblage pointilliste des écailles du dos d’une raie, la transparence rosée des billes de pluie sur une vitre à Bridel.
Oui, Eilo Elvinger elle-même est un personnage surprenant, au sens où elle semble elle-même surprise par son travail photographique, depuis qu’elle fit un premier voyage, en URSS, encore dans les années 1980, celles du rideau de fer, avec seulement deux rouleaux de pellicule de 72 prises de vue en tout. Cette limite, lui fit réaliser que la photographie, voilà, c’était son affaire, une histoire entre elle-même et le monde ; sa manière de regarder le monde.
Cela s’est fait peu à peu, raconte-t-elle, comme à son insu et ce n’est que depuis 2017, ayant certes déjà beaucoup voyagé de par le monde et ayant compris qu’elle devait s’engager pour la planète et pour les êtres humains, qu’elle a décidé de se consacrer uniquement à cette passion. À sa manière calme et réfléchie. En attestent le sérieux du regard des animaux qui nous regardent nous, à travers son objectif.