Dans la comédie douce-amère Toni Erdmann de la réalisatrice allemande Maren Ade, Prix de la critique internationale au Festival de Cannes en 2016, Winfried Conrardi (Peter Simonischek) essaie de se reconnecter avec sa fille adulte Ines (Sandra Hüller), qui fait fortune comme consultante à Bucarest. Voyant qu’il lui fait honte et que sa présence la gêne, il la surprend lors d’une soirée business grimé en kukeri – ces personnages en fourrure avec un masque d’animal, muni de ceintures à cloches qui, en Roumanie et dans les Balkans, servent à chasser les mauvais esprits. Winfried est devenu Toni Erdmann, et ses déboires sont désopilants. Est-ce lui ou un autre de ces kukeri qui est allongé au Ratskeller du Cercle-Cité actuellement ? Entends-tu les cloches sonner ? est une installation de la Française Emilie Pierson, qui a des racines franco-bulgares, qu’elle thématise dans cet espace de font de rue, aussi avec Souvenirs 57-82, une deuxième installation, photographique cette fois-ci, par laquelle elle tente de reconstruire la jeunesse bulgare de sa mère.
Nous voilà de plain-pied dans le grand thème qui préside le Prix d’Art Robert Schuman, organisé depuis 2011 à rythme biennal et à tour de rôle dans les quatre villes qui constituent la Quattropole (Luxembourg, Metz, Trèves et Sarrebruck) : l’Europe, sa construction et son équilibre complexe. Le fait que quatre maires ou adjoints au maire préfacent le catalogue, se réjouissant chacun/e du « dialogue interculturel » que constitue ce prix (Lydie Polfer, DP, Luxembourg) en dit assez long sur ses visées politico-diplomatiques plutôt qu’artistiques. (D’ailleurs, comme à la biennale de Venise, la belle idéologie du dialogue international est sabotée par le fait qu’il s’agit aussi d’une compétition avec un prix doté de 10 000 euros). Quatre villes choisissent quatre curateurs ou binômes de curateurs, qui eux choisissent chacun à son tour quatre artistes, pour constituer une exposition collective qui se déroule dans plusieurs lieux d’exposition – deux cette fois-ci, à savoir le Ratskeller et la Villa Vauban : l’enchevêtrement de contraintes est assez complexe pour y perdre le fil rouge. Malgré ces contraintes, l’édition 2019, qui se déroule encore jusqu’à la mi-janvier, est plutôt réussie.
On s’attardera d’abord sur l’excellente sélection luxembourgeoise, avec laquelle Stilbé Schroeder, qui travaille au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, accompagnait les deux derniers pavillons luxembourgeois à la Biennale d’art de Venise (Marco Godinho, 2019 et Mike Bourscheid, 2017) et a créé le collectif Podium, prouve qu’elle est la commissaire d’exposition la plus intéressante du moment au grand-duché. Et qu’elle a le regard le plus curieux et la conscience politique la plus aiguisée, qui fait fi des modes ou d’un jeunisme à tout va. En réunissant Aline Bouvy, Laura Manelli, Claudia Passeri et Eric Schumacher avec des sélections d’œuvres parfois anciennes, parfois créées pour l’occasion ou réagencées, elle montre une panoplie assez large de la création autochtone, qui se pense souvent ailleurs : en Écosse (Schumacher), en Italie (Passeri), à Paris (Manelli) ou à Bruxelles et Berlin (Bouvy). Cette ouverture sur le monde, ce bain dans les cultures extraluxembourgeoises vient enrichir la création artistique luxembourgeoise pour une belle enfilade de salles à la Villa Vauban.
Ainsi, Aline Bouvy prend possession du bâtiment dès la façade, donnant un petit air punk à cette vénérable bâtisse bourgeoise dans son jardin bucolique, grâce à deux piercings géants en acier inoxydable fixés sur l’un des coins. Ailleurs, un de ses bas-reliefs en jesmonite (Strategy of non-cooperation, 2015 : un chien cette fois, pas un rat comme chez Nosbaum-Reding récemment) ornent un miroir, alors que ses anguilles coulées en bronze noir (Empathy), accrochées à du plexiglas ondulé dans l’espace jardin d’hiver de la Villa, occultent le regard et intriguent le spectateur qui ne chercherait que la contemplation.
Claudia Passeri va encore plus loin et bloque carrément l’accès entre la salle d’Eric Schumacher et celle de son voisin, le Français Marceau Pensato, avec une construction qui n’a de l’improvisation que l’aspect : Claire-Voie (2019) est un croisillon fait de branches en bronze patiné qui condamne la porte restée ouverte. Le matériau rappelle forcément le bâton de pèlerin qu’elle avait utilisé au début de la décennie pour Via Schengen, une marche à pied de chez elle, à Luxembourg-ville, jusqu’à Schengen, village où furent signés les accords de libre-circulation en Europe (documentée entre autres par une intervention d’artiste dans le Land en 2011). En dix ans, le bâton de jadis s’est transformé en clôture, Claudia Passeri est devenue bien plus pessimiste.
Malheureusement, Laura Manelli échoue à traduire les architectures virtuelles dans lesquelles elle excelle en œuvre tangible dans le monde réel – Un amour d’Y2k est une installation faite de roches, de lumière rouge, de lunettes de réalité virtuelles, d’images 3D et de textes cryptiques défilant sur des écrans high-tech. Mais Eric Schumacher réussit à nouveau son installation : \11:11: mêle poutrelles en acier peintes en blanc, peinture murale géométrique, béton coulé et matériaux vernaculaires (des mégots de cigarettes sur un élément mural ou des boîtes de conserves vides qui soutiennent une des poutrelles) pour une allégorie de la fragilité des équilibres géostratégiques. Depuis Su-Mei Tse à Metz en 2001 (deux ans avant son Lion d’or vénitien), plus aucun Luxembourgeois n’a reçu le Prix Schuman (alors que les propositions étaient souvent intéressantes), mais le jury de l’édition 2019, présidé par Anouk Wies (du Cercle-Cité), a attribué une mention spéciale à Aline Bouvy – une maigre consolation, alors que toute la sélection luxembourgeoise aurait mérité cette fois-ci le prix.
Une deuxième mention spéciale va à la Française Anaïs Marion, dont l’installation multidisciplinaire (vidéo, photos, son) Bagdadbahn (une ligne dans le désert), documentant un voyage de Berlin à Bagdad qu’a réalisé Marion, avec ses anecdotes et ses difficultés aux frontières, impressionne autant que l’avait fait l’installation d’Elsa Rauchs sur son voyage Mam Punto op Peking, en 2017 au festival Fundamental à Bonnevoie. Les dessins à même le mur de l’État des lieux de Marceau Pensaro ont une urgence sociale qui n’est pas sans rappeler le travail de Filip Markiewicz. Si la sculpture de Thibaud Schneider, voisine à Anaïs Marion, au Cercle-Cité laisse perplexe par son aspérité minimaliste (L’incrédulité de Saint-Thomas d’après Le Caravage, 2019, est fait d’un linceul trempé dans du plâtre et accroché à une construction en bois, contre laquelle est incliné une sorte de javelot), on comprend immédiatement qu’il ait gagné le grand prix à la Villa Vauban. Sa salle y est juste parfaite par l’utilisation de l’espace – le luminaire moderne, les riches moulures en stuc au plafond, le parquet –, des matériaux (plâtre, tissu, ready-mades, peinture de Delacroix de la collection de la Ville et found objects) et des références culturelles. Sur un trépied de chantier, posé devant le tableau Jeune Turc caressant son cheval (1826/27) d’Eugène Delacroix, Schneider a posé un cadre en plexiglas qui porte une vieille photo trouvée en noir et blanc. Le visiteur voit d’abord le texte manuscrit sur le dos de la photo (un poème qui commence par « Quelque part dans le désert une petite oasis – Nostalgie de la terre dévorée au soleil… » signé « Madeleine ») avant de découvrir le portrait d’une femme sur le verso. Près de la porte, un autre drap, semblable à celui de l’hommage au Caravage au Cercle-Cité, est cette fois négligemment drapé sur une échelle de chantier, qui devient ici celle de Jacob (Sans titre [Jacob], 2018). Schneider est encore très jeune (il est né en 1995), mais sa forte présence est très prometteuse.
À côté des deux sélections française et luxembourgeoise, celles de Trèves et de Sarrebruck sont extrêmement décevantes. Là où Judith Leinen bricole des installations avec du tape, du carton et de la vaisselle Villeroy & Boch à l’entrée du Cercle-Cité (côté Place d’Armes), Bettina Ghasempoor se perd dans des assemblages surchargés de journaux et d’images et Werner Bitzigeio, un des ancêtres de la sélection (il est né en 1956), fait un art du premier degré digne d’un Salon du Cal (ces horribles Cocons dans la cage d’escalier de la Villa pourraient orner une fête d’anniversaire dans un restaurant). Mirjam Elburn fait du sous-Jana-Sterbak avec ses rideaux ornés de poils et de cheveux humains, les compilations frénétiques d’images de Ida Kammerloch touchent aussi peu que le « autostéréogrammes » de
Martin Fell, alors que les paysages sonores de Frauke Eckhard passent quasi inaperçus. Mais peut-être que le côté compétitif du concours pervertit le regard du spectateur, qui se voit contraint de juger lui aussi des différentes approches artistiques, au lieu de se laisser happer par une impression d’ensemble ou une œuvre qui lui parle, tout simplement.