Private Eyes and the Public Gaze est le compte-rendu d’un colloque international organisé par le Centre national de l’audiovisuel (CNA) et l’unité de recherche IPSE (Identités, Politiques, Sociétés, Espaces) de l’Université du Luxembourg, qui s’est tenu du 20 au 23 janvier 2008 à Luxembourg, dans le cadre de l’exposition Images cachées – Hidden Images conçue par Yves Dorme. Il a réuni une quinzaine de chercheurs et d’artistes rassemblés autour de la question de la « manipulation et de la valorisation des images d’amateurs ». Leurs communications, publiées en anglais, forment la matière première de l’ouvrage divisé en trois parties : Identifications (les usages du film et des images amateurs comme formes d’expression de soi) (Re)locations (la manière dont ces images sont inscrites et/ou réinvesties localement), (Re)appropriations (la valorisation artistique et publique de ces images ordinaires et privées).
Deux contributions théoriques ouvrent l’ouvrage : celle de Patricia Zimmerman (« Thirty Axioms for Navigating Historiography and Psychic Vectors »), professeure de cinéma à Ithaca College et auteure de travaux de références sur la question, et celle de Danielle Leenaerts, philosophe et professeure à l’Université Libre de Bruxelles, qui propose une relecture de l’étude célèbre dirigée en 1965 par Pierre Bourdieu, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie. Les articles sont plutôt courts et deux d’entre eux portent sur le Luxembourg. La chercheuse française Valérie Vignaux, spécialiste du cinéma éducateur, propose notamment une étude des films de famille de Clotilde Muller-Libeski réalisées au Luxembourg de 1930 à 1960 qui lui permet d’accéder à la mise en forme d’un rapport particulier et d’une sensibilité propre à l’enfance telle qu’elle s’exprime dans une famille bourgeoise de l’époque.
Dans le même ordre d’idées, d’autres articles aiguisent la curiosité du lecteur qui comprend ainsi spontanément la démarche de l’ouvrage et l’intérêt qu’il y a à se pencher sur des objets a priori sans intérêt. Saskia Klassen Nägeli insiste sur les usages domestiques de la photographie dans les milieux immigrés et sa fonction d’enracinement imaginaire de la famille. Sandra Starke montre tout ce que les clichés des SS photographes amateurs « dévoilent » des camps de concentration dont ils ont la responsabilité, même lorsque ces derniers illustrent la banale et invraisemblable vie de famille d’assassins professionnels. Leska Krenz interroge les limites politiques de la représentation de la « vie privée » dans un espace comme celui de la RDA, marqué par l’absence de liberté publique et le contrôle tous azimuts d’un État policier.
L’intérêt de l’ouvrage réside dans sa démarche et dans son effort de réflexion. Ceux-ci sont directement liés aux préoccupations et à la ligne de conduite du CNA depuis sa création en 1989, l’année du 150e anniversaire de l’indépendance du Luxembourg. En se fixant pour but la collecte de documents ciné-photographiques et sonores, pour la plupart issus d’archives privées, le CNA rend possible ainsi la construction de l’image publique d’une nation. Il offre également une illustration de la manière dont le dernier quart du XXe siècle participe de « l’invention du quotidien », selon le titre de l’ouvrage fameux de l’historien Michel de Certeau. L’évolution rend compte du changement du statut des images privées et de leurs potentialités culturelles dans un espace et une époque artistique postmodernes. Ce dont rend compte parfaitement la troisième partie du livre.
L’initiative mérite d’être saluée, car il n’était pas évident de réunir autant de spécialistes sur un objet d’étude aussi ténu. D’autant que souvent les spécialistes de l’image filmique et ceux de la photographie évoluent dans des espaces cloisonnés. La tradition sémiologique, longtemps prévalente dans l’étude du cinéma, s’est par exemple penchée très tôt sur le « film de famille » qu’elle a longtemps analysé sous l’angle de la narration, du récit, de l’expression temporelle et de la manifestation d’un spectateur imaginaire, d’une « instance de perception ». Prisonniers de leur rapport spontanément objectiviste à « l’archive », les historiens ont plutôt cherché dans l’image la trace plus ou moins intentionnelle et volontaire d’une « mémoire collective », d’une « représentation ». D’où l’accent mis sur le documentaire, les actualités et une utilisation directement informative du film amateur. Du côté des spécialistes des « usages sociaux » de l’image (sociologues et ethnologues), on a préféré voir dans la photographie et le film amateur, la manifestation et l’expression d’une pratique, d’une norme ou d’une vision du monde distribuée socialement.
Les organisateurs du colloque et les responsables de l’ouvrage ont souhaité échapper à la double aporie de l’image-symptôme et de l’usage social de l’image en invitant les chercheurs à penser les productions ciné-photographiques amateurs comme des objets ou des supports insérés dans des dispositifs de médiation. Une louable intention qui n’évite pas toujours le « cercle vicieux » bien connu des historiens de l’art et qui condamne parfois le chercheur « à dire deux fois la même chose : ou bien décrire la société et vérifier la description dans les films ; ou bien analyser les films et retrouver dans la structure sociale le schéma ainsi dégagé » (Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, 1977, p. 48).