L’écrivain français Jean Mistler (1897-1988) définissait cruellement le tourisme comme « l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux vers des endroits qui seraient mieux sans eux ». Une phrase écrite en 1982, alors que l’on s’inquiétait déjà des ravages du tourisme de masse dans les lieux de destination.
Depuis les choses se sont aggravées. Dans plusieurs villes européennes on cherche à réguler les flux touristiques pour en réduire les nuisances. Amsterdam vient d’annoncer des mesures dans ce sens, à la suite de Berlin, de Barcelone (où se sont déroulées des manifestations anti-touristes) et surtout de Venise dont les visiteurs (25 millions de personnes par an) représentent 500 fois le nombre de résidents permanents. Ailleurs dans le monde l’île de Pâques, le site d’Angkor au Cambodge ou la station balnéaire de Cancun, une des villes les plus polluées du Mexique, ont mis en place des restrictions d’accès.
Cela dit, si les dégâts de toutes sortes imputables au tourisme de masse sont désormais bien connus, aucune étude n’avait jusqu’ici tenté de mesurer son impact sur le réchauffement climatique, devenu une préoccupation majeure sur l’ensemble de la planète.
Cette lacune est désormais comblée avec la publication début mai dans la revue britannique Nature Climate Change d’un article scientifique due à six universitaires de la zone Asie-pacifique (australiens, chinois et indonésiens).
Après avoir compilé des données sur quelque 160 pays à partir de 2009, ils ont mesuré « l’empreinte carbone » du tourisme mondial : en hausse de 15,4 pour cent en cinq ans, elle s’élevait à 4,5 milliards de tonnes équivalent CO2 en 2013 et représentait alors huit pour cent du total des émissions de gaz à effet de serre de l’humanité. Des estimations antérieures donnaient une proportion bien plus faible de 2,5 à trois pour cent (qui était déjà considérable car correspondant à l’empreinte annuelle du transport maritime).
La différence tient à la méthode de calcul utilisée. Pour la première fois les chercheurs ont pu prendre en compte à la fois l’équivalent carbone directement émis à l’occasion des activités touristiques (combustion de carburant) et celui qui est nécessaire à la production des biens et des services consommés ou utilisés par les touristes (hôtellerie, restauration, véhicules, parcs d’attraction, objets souvenirs etc..). Un travail considérable qui a pris plusieurs années.
Entre 2009 et 2013, l’intensité carbone de la production de biens et de services a diminué d’environ treize pour cent en raison des progrès technologiques. Mais dans le même temps, la demande de déplacements et de séjours faisait un bond de trente pour cent, occasionnant au final une augmentation de 14 pour cent en cinq ans de l’empreinte carbone due au tourisme.
Comme, par nature, le tourisme implique des déplacements, il n’est pas étonnant que son empreinte carbone soit, en grande majorité, due à la combustion des carburants nécessaires aux divers moyens de transport utilisés par les voyageurs. On pense évidemment aux avions, de loin les plus gourmands en énergie. Mais pas pour des vols internationaux !
En effet, c’est d’ailleurs une des surprises de l’étude, ce sont les déplacements et les séjours domestiques qui sont la principale source des rejets carbonés. Ils sont à l’origine de plus des trois-quarts des émissions : 77 pour cent précisément. De ce fait, ce sont les pays les plus vastes ou les plus peuplés qui arrivent en tête du classement des « mauvais élèves ».
Les États-Unis pèsent à eux seuls plus de vingt pour cent du total, suivis de la Chine, de l’Inde, du Mexique, du Brésil, du Canada, du Japon et de la Russie. Le cas de l’Allemagne mérite un commentaire : ce pays est au troisième rang mondial entre la Chine et l’Inde alors qu’il est nettement moins peuplé et beaucoup plus petit. Mais les Allemands sont plus riches, ce qui, en plus d’un goût prononcé pour le tourisme qui remonte à la fin du XIXième siècle, leur permet de beaucoup voyager.
Les déplacements sont étroitement corrélés avec la richesse d’un pays. Parmi les dix plus gros émetteurs d’empreinte carbone liée au tourisme, les cinq premiers du classement par tête sont aussi les plus riches en termes de PNB par habitant. Le Canada et l’Allemagne, avec respectivement 4,5 et quatre tonnes par habitant devancent nettement les États-Unis (2,8 tonnes). En considérant l’ensemble des pays, les Néerlandais, les Danois et les Suisses se placent dans cet ordre aussitôt après les Canadiens.
Les voyageurs des grands pays émergents arrivent largement derrière : 0,4 tonne par habitant en Chine et seulement 0,2 en Inde. Malgré la taille des pays on s’y déplace en réalité assez peu pour cause de manque de ressources. Mais on peut s’attendre à une forte hausse de l’empreinte carbone de leurs habitants à mesure que la croissance de leur niveau de vie leur autorisera davantage de voyages (c’est déjà le cas en Chine lors des deux « Golden weeks » annuelles).
Le tourisme international ne représente que 23 pour cent des émissions touristiques, soit environ 1000 milliards de tonnes d’équivalent CO2, dont quelque 870 millions (soit vingt pour cent du total) sont attribuables au transport aérien.
La question-clé est ici le poids des activités touristiques dans les pays destinataires : flux de visiteurs par rapport à la population locale, contribution au PNB. Logiquement les petits pays sont particulièrement concernés, même au cœur de l’Europe : ainsi l’Autriche accueille presque trois fois plus de touristes qu’elle ne compte d’habitants, l’Islande près de quatre fois plus. En Croatie, le tourisme pèse plus de douze pour cent du PIB et 13,6 pour cent à Malte.
L’étude montre des empreintes par habitant très élevées dans certaines îles touristiques de l’océan indien et de la Méditerranée : cinq tonnes d’équivalent CO2 par tête aux Maldives, 3,4 tonnes à l’île Maurice, 2,9 tonnes à Chypre et aux Seychelles, 1,7 tonne à Malte. Les voyageurs extérieurs en sont responsables pour la quasi-totalité (83 à 98 pour cent selon les pays). Encore n’a-t-on pris en considération que des îles constituées en états indépendants : il y a fort à parier que des territoires rattachés comme les Antilles pour la France, les Baléares pour l’Espagne et surtout les îles grecques afficheraient des résultats identiques.
Les petits pays touristiques sont encore peu sensibilisés à l’empreinte carbone laissée par leurs visiteurs étrangers, mais ils sont bien conscients des dépenses et des nuisances qu’ils occasionnent. Ils sont confrontés à un dilemme : comment préserver une activité qui représente une part élevée du PIB et des milliers d’emplois directs et indirects tout en en limitant les conséquences les plus négatives.
Les auteurs de l’étude reconnaissent que les efforts réalisés jusqu’ici pour diffuser des « bonnes pratiques » auprès des visiteurs étrangers n’ont guère été suivis d’effets et ne voient guère comme solution qu’une taxation du transport aérien : mais il est difficile de savoir si elle est plutôt destinée à décourager les trajets en avion ou à fournir des ressources aux pays destinataires pour leur permettre de prévenir et de réduire les nuisances touristiques.
Les prévisions ne sont pas bonnes. Le tourisme est une activité très élastique au revenu : la demande de déplacements et de séjours augmente plus vite que celle des autres secteurs. En 2017 selon l’Organisation Mondiale du Tourisme elle a crû de sept pour cent, soit deux fois plus que le PNB mondial. Cette augmentation fait plus que compenser les efforts de « décarbonisation ».
L’étude prévoit ainsi que d’ici à 2025 l’intensité carbone de la production de biens et de services va diminuer de 2,7 pour cent par an, mais que dans le même temps la demande touristique progressera de 4,2 pour cent par an. Dans ces conditions l’empreinte carbone du tourisme continuera à augmenter pour atteindre 6,5 milliards de tonnes équivalent CO2 dans sept ans.
Ce montant est certainement surestimé car l’étude comporte une faiblesse de taille : elle ne parvient pas à distinguer, que ce soit au niveau domestique ou international, ce qui relève des voyages de loisir et ce qui doit être compté comme déplacements professionnels.
Selon une hypothèse plus optimiste, l’empreinte carbone pourrait être limitée à cinq milliards de tonnes mais les auteurs ne se risquent pas à envisager une baisse, faute de moyens efficaces pour la réduire.
Les engagements pris lors de la COP 21 à Paris en décembre 2015 ne serviront pas à grand-chose puisque le transport aérien était exclu de l’accord et que les États-Unis, principal émetteur d’ « empreinte carbone touristique » ont finalement décidé d’en rester à l’écart.
Les seules solutions envisagées aujourd’hui sont d’ordre pédagogique : il s’agit d’encourager le « tourisme responsable ». Un site spécialisé, après avoir recommandé de préférer (si possible hors saison) les moyens de transport les moins gourmands, d’économiser l’eau et de limiter les déchets, suggère de « manger dans des restaurants locaux plutôt que dans des franchises de grandes chaînes, de loger chez l’habitant, dans des hébergements éco-touristiques, des maisons d’hôte ou des hôtels familiaux, de préférer les produits du marché à ceux des grandes surfaces et d’acheter de l’artisanat local dans des échoppes spécialisées, voire sur le lieu de fabrication ». Pour partir à l’étranger il convient « d’éviter les grands opérateurs touristiques indifférents à l’environnement et à la société » et de préférer « les associations et agences de voyages alternatifs ». Des conseils qui, même s’ils étaient suivis à la lettre, auraient bien du mal à enrayer la hausse de l’empreinte carbone du tourisme au niveau mondial.