Thomas Le Roux, historien, est chargé de recherche au CNRS et membre du Groupe de recherche en histoire environnementale à l’École des hautes études en sciences sociales. Il est le co-auteur avec François Jarrige de La contamination du monde : une histoire des pollutions à l’âge industriel qui retrace les 300 ans des pollutions humaines depuis les débuts de l’ère industrielle jusqu’à nos jours.
Jean-Sébastien Zippert : Votre livre montre clairement que l’histoire de la pollution est vieille et qu’elle a suscité des débats et des controverses bien avant les années 1960 : pouvez-vous nous dire quelles furent les grandes étapes de la prise de conscience écologique avant la période des Trente glorieuses ?
Thomas Le Roux : Rappelons d’abord qu’il n’existe pas de travaux de synthèse historiographique, y compris dans la littérature anglo-saxonne, sur les pollutions au niveau mondial. Il existait par contre beaucoup de monographies traitant de l’impact d’une usine ou d’une activité humaine par rapport à un lieu précis. Le terme de pollution était initialement utilisé comme étant une forme de « souillure » dans le sens religieux ou moral. Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que le terme prend son acception moderne avec le développement de l’industrie du charbon. C’est l’arrivée massive des machines à vapeur et de l’industrie chimique au cœur des villes où la main d’œuvre est nombreuse qui change la donne.
La première pollution est avant tout celle de l’air avec des villes entières sous les suies issues de la combustion du charbon. La pollution de l’eau qui est déjà très importante à l’époque n’est par contre pas perçue comme source de problèmes en raison du discours scientiste dominant qui décrète que la capacité d’absorption des fleuves et des mers est infinie. On peut noter que les activités insalubres et sources de nuisances de l’ère préindustrielle comme les tanneries ou teintureries étaient déjà reléguées dans des zones particulières pour nuire le moins possible à la population bourgeoise des villes. L’apparition de l’électricité au XXe siècle apporte un grand bouleversement dans la pollution de l’air des villes par l’élimination des gaz d’éclairage et l’effacement progressif des machines à vapeur des centres villes. L’apparition du moteur à explosion et le développement de l’automobile ont promu la pollution automobile qui n’est pas une pollution industrielle en tant que telle mais qui est une conséquence de la production industrielle.
L’explosion de la pollution s’explique par trois autres facteurs. Le premier est le boom démographique (on passe de deux à sept milliards d’habitants en moins de cent ans) qui fait bien-sûr exploser la consommation et donc la production agricole comme de biens manufacturés. Le deuxième, qui est moins visible aujourd’hui, sont les deux guerres mondiales où l’objectif était de produire à très haut rendement en éradiquant toutes les réglementations antipollution existantes. Rappelons que la production d’armements a été particulièrement polluante, d’autant que les stocks de munitions non utilisées (y compris des armes nucléaires) sont une source de pollution durable – parfois des décennies encore après la fin d’un conflit ! Enfin la carbochimie et la pétrochimie naissante de la fin du XIXe siècle ont engendré des centaines de milliers de substances de synthèse et de produits composites, comme les matières plastiques et les intrants chimiques (engrais comme pesticides) utilisés dans l’agriculture.
Ces substances produites en très grandes quantités posent deux problèmes majeurs : elles sont difficilement recyclables et très peu biodégradable. De plus, leurs processus de production consomment une très grande quantité d’énergies fossiles, sans compter bien sûr que ces dernières sont utilisées dans le transport de ces mêmes marchandises. Pour toutes ces raisons – accumulation de matières non-biodégradables sur toute la planète y compris dans des zones non peuplées comme les océans, augmentation massive des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, effondrement de la biodiversité sur toute la planète via la sixième extinction massive des espèces –, le XXe siècle a été le siècle de la globalisation des pollutions.
Il apparait dans votre livre une constante ; les classes bourgeoises et moyennes s’arrangent pour que les pollutions les plus localisées soient surtout subies par les classes populaires. Êtes-vous d’accord avec les travaux du sociologue Razmig Keucheyan qui affirme dans La nature est un champ de bataille que la lutte des classes est inhérente à la question environnementale ?
Ce constat se vérifie effectivement partout, et tout le temps : l’installation de la première machine à vapeur à Paris a ainsi été remise en question par Louis XVI en raison des nuisances que celle-ci allait apporter à proximité des beaux quartiers de Paris ! Plus généralement, les classes supérieures ont veillé à la qualité de leur espace de vie et justifiaient aussi que les usines devaient être situées à proximité des lieux de vie des ouvriers. Le développement des transports puis de la mondialisation ont conduit à un changement d’échelle. Reste que, dans les zones les plus dégradées, la pollution a provoqué des confrontations entre les propriétaires des usines et la population vivant à proximité. Ce sont maintenant les pays les plus fragiles économiquement qui accueillent les activités de production les plus polluantes.
Il est démontré que les effets négatifs de la pollution sont toujours mis en balance avec la création d’emploi. Le chantage à l’emploi a-t-il toujours été le seul argument des pollueurs, y compris dans des périodes de forte croissance ?
C’est une pierre d’achoppement qui est toujours d’actualité à cause de la concurrence internationale ; les réglementations nationales en faveur de l’environnement constituaient en effet des critères majeurs pour l’implantation, voire la délocalisation de sites de production. Il est vrai que, souvent, les sites polluants ont été plus défendus par les ouvriers et les organisations de défense des travailleurs que par les propriétaires voisins dans le mesure où les ouvriers, qui n’avaient que leur force de travail à vendre, ne se voyaient pas offrir d’alternative crédible au chômage de longue durée dans le cas de la fermeture ou de la délocalisation de leur usine. Rappelons aussi que les XIXe et XXe siècles sont dominés par un discours technoscientifique promettant que le progrès scientifique résoudrait toutes les externalités négatives (la pollution est alors perçue comme un mal nécessaire) par des solutions technologiques. C’est d’ailleurs toujours ce discours que l’on entend dans le monde, pensons à la lutte contre le changement climatique via des solutions de type géo-ingénierie. Cette course à l’abime soutenue par le dogme d’une croissance infinie est toujours en vogue aujourd’hui.