Petit tour d’Europe : « Il manque actuellement quelque 15 000 spécialistes dans les domaines des mathématiques, de l’informatique, des sciences naturelles et de la technique, » écrit l’association Swiss Engineering en septembre 2011 dans un rapport alarmiste publié avec le lobby Économie suisse (www.economiesuisse.ch), intitulé La Suisse a besoin d’ingénieurs. Pour les auteurs du rapport, cette pénurie « se traduit par une perte de création de valeur estimée à 2 ou 3 milliards de francs par an » (entre 1,65 et 2,5 milliards d’euros), dues notamment aux délocalisations et aux pertes de commandes pour les sociétés qui ne sont pas à même d’assumer un marché, faute de chefs de projets compétents. En Allemagne, le Verein deutscher Ingenieure (VDI ; www.vdi.de) constate, en mai 2011, que plus de 90 000 postes d’ingénieurs n’ont pas pu être pourvus, faute de candidats, soit une augmentation de postes disponibles de 124 pour cent en un an. Même son de cloche à Bruxelles, où l’association Ingénieurs belges constate une « pénurie inquiétante d’ingénieurs » qu’elle chiffre à entre 2 000 et 3 000 personnes (www.ingenieursbelges.be). En France, où les ingénieurs sont formés dans les prestigieuses grandes écoles, comme celle des Mines ou Polytechnique, seuls 14 700 étudiants sont entrés dans une de ces écoles en 2011, alors que 16 800 places étaient disponibles.
Les étudiants en ingénierie luxembourgeois, qui suivent prioritairement leur formation dans un de ces quatre pays – Zurich, Kaiserslautern, Karlsruhe, Aix-la-Chapelle et Munich étant les universités les plus populaires en la matière – connaissent ces chiffres et savent la chance qu’ils ont d’avoir choisi cette voie technique : « Bien sûr que les plus grandes sociétés cherchent à recruter les meilleurs d’entre nous dès nos études, avant même que nous ayons terminé notre master, » explique Max Schmitz, le président de l’Aneil (Association nationale des étudiants ingénieurs luxembourgeois, qui compte plus de 200 membres), en formation d’ingénieur mécanique à Zurich. Avec ses collègues Venant Pirrotte et Jules Petit, il rencontre ce jour-là, mercredi 8 février, Pierre Hurt, le directeur de l’OAI (Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils) et Tanja Lahoda, ingénieure en génie civil et membre du comité des ingénieurs-conseils de l’Ordre, afin de discuter des possibilités d’informer les lycéens, leurs parents et le grand public sur le métier des ingénieurs-conseils. Visites-rencontres dans les écoles, journées portes ouvertes dans les entreprises, conférences, publications – comme la plaquette Il y a du génie dans votre quartier et le site J’ai un plan pour ton avenir (www.unplanpourtonavenir.lu) de l’OAI ou Let’s engineer de l’Aneil, dossier spécial sur les métiers de la construction avec le service d’orientation du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Cedies, point fort lors de la prochaine Foire de l’étudiant, en novembre,... les actions pour mobiliser plus de jeunes à s’orienter vers des métiers techniques vont se suivre durant toute l’année encore.
Bien que le constat d’une pénurie flagrante ne soit pas nouveau, la situation dans les entreprises et les bureaux d’indépendants devient de plus en plus ingérable, le recrutement se faisant désormais de plus en plus loin dans la grande région. Alors que le Luxembourg ne se situe pas trop mal dans les rapports européens – en quatrième position, derrière la Finlande, l’Allemagne et la France, avec 2,79 pour cent d’ingénieurs dans la population active (moyenne européenne : 2,14 pour cent, année : 2007, source : European Engineering Report, VDI, 2010) – et que le nombre d’étudiants en ingénierie recevant une bourse d’étude a presque doublé à 932 en 2010-2011 (chiffres : MESR, 2011), l’économie souffre toujours au quotidien de ne pas trouver assez de ces « génies » pour suivre ces chantiers et trouver des solutions innovantes.
« Je crois que ces réticences à s’engager dans des études techniques est aussi une question d’image, estime Pierre Hurt. Tout le monde connaît le médecin et l’avocat, qui sont d’ailleurs même encore popularisés par des films ou des séries de télévision. Certains architectes stars sont également connus. Mais beaucoup trop souvent, on associe encore l’ingénieur à cette image d’Épinal un peu poussiéreuse de l’inventeur du haut-fourneau de chez Paul Wurth ou de l’ingénieur de l’Arbed. » Le prestige de la profession est plus discret, moins grand public – c’est pourtant devant les ingénieurs, lors de leur « journée » le 4 février, que le ministre des Finances, Luc Frieden (CSV) a tenu son grand discours programmatique (voir d’Land du 10 février).
Aujourd’hui, la panoplie des champs d’intervention de l’ingénieur s’est beaucoup élargie et ouvre, rien que dans la construction, sur des métiers aussi divers que les classiques ingénieurs en génie civil ou en infrastructure, en génie technique ou encore en environnement, auxquels s’ajoutent les nouveaux profils de l’urbaniste-aménageur ou du paysagiste, et les traditionnels géomètres et géotechnicien. Dans son action de sensibilisation Il y a du génie dans votre quartier, l’OAI essaie de montre la diversité de ces métiers, à l’exemple de la création d’un tout nouveau quartier, du champ en passant par le plan d’aménagement jusqu’à la construction finie – et le stade d’intervention de chacun de ces métiers.
Mais c’est en entendant un ingénieur parler de son métier, de ce qu’il fait au quotidien, que la plupart des jeunes sautent le pas. C’est aussi l’expérience des étudiants de l’Aneil : « Beaucoup de gens craignent les études d’ingénieur parce qu’ils ont peur de ne pas avoir le niveau en mathématiques ou en physique, explique leur président Max Schmitz. Pourtant, ce que nous apprenons, c’est beaucoup plus concret. » Et de constater que beaucoup de leurs enseignants de lycée, voire même de l’université, n’ont pas de connaissance du métier mais restent théoriciens, que les services d’orientation existants n’ont pas la moindre idée des métiers de l’ingénierie, que les ingénieurs, voire même les entreprises industrielles qui les recrutent, sont quasiment invisibles dans les médias... « Moi, mon choix, je l’ai fait sur le terrain, lors d’une journée d’orientation, » se souvient Jules Petit, et qu’il n’a jamais eu le moindre problème à se retrouver en entreprise lors de ses stages obligatoires, tellement ses études à Zurich le préparaient au métier.
« Pour moi, c’est un grand paradoxe, complètement incompréhensible, s’était récemment étonné le président de la section des ingénieurs-conseils de l’OAI, Andrea de Cillia, dans un entretien au Land (n° 02/12, du 13 janvier 2012) : on parle partout de la crainte d’une montée du chômage des jeunes, et ici, nous avons un domaine d’avenir qui offre à la fois du travail spécialisé et diversifié et des perspectives professionnelles – et on manque de personnel ! »