Radical chic Dès la première page de son nouveau livre, Architektur auf gemeinsamem Boden – Positionen und Modelle zur Bodenfrage, Florian Hertweck plonge le lecteur dans le maelstrom luxembourgeois. « Dans une commune non loin de la capitale », écrit-il, un paysan vient de céder un hectare de terrains constructibles pour douze millions d’euros à « un promoteur immobilier local ». Ce dernier a aussitôt revendu les parcelles pour 18 millions d’euros à « un promoteur immobilier étranger ». Hertweck, professeur d’architecture à l’Université du Luxembourg depuis la rentrée 2016, pense connaître le dénouement de ce micmac foncier : « Dès aujourd’hui, on peut prédire que le promoteur va y vendre chèrement des logements fabriqués à bon marché. Sinon, étant donné le prix d’acquisition monstrueux, il ne ferait lui-même pas d’affaire » (p.9). Les jalons sont posés : c’est le foncier qui détermine l’architecture, l’urbanisme et la composition sociale des villes.
Hertweck a rassemblé les contributions d’une trentaine de ses amis architectes, artistes, activistes, feuilletonistes, chercheurs ainsi que de quelques politiciens. Il déploie un panorama de la question foncière de Berlin à Beijing, en passant par Munich, Bâle, Paris, Liverpool et Luxembourg. On apprend ainsi qu’à Amsterdam, 85 pour cent du foncier sont en possession communale, avec 120 000 baux emphytéotiques en cours (p.209). C’est qu’aux yeux des Néerlandais, la terre n’est pas donnée ; elle résulte d’un effort collectif et continu pour maintenir les Pays-Bas au sec. On apprend également qu’à Munich, l’obligation faite aux promoteurs de dédier au moins trente pour cent de leurs projets au locatif subventionné a réduit la ségrégation sociale. Christiane Thalgott, ancienne Stadtbaurätin de Munich, évoque une dissémination de logements sociaux à travers l’ensemble du tissu urbain, « comme du persil sur une soupe ». Et de se réjouir : « Aux yeux du promoteur qui construit pour des millionnaires, le voisinage immédiat avec des gens habitant des logements subventionnés provoque une baisse de valeur » (p.198).
Tout en se défendant d’avoir compilé un « pamphlet » [Kampfschrift], Florian Hertweck assume un discours politique, clairement marqué à gauche, non-soumis aux pressions commerciales. Or, dès qu’il se penche sur le cas luxembourgeois, son analyse devient très vite très floue, plus anecdotique que systématique. D’entrée, on trébuche sur quelques imprécisions factuelles. Ainsi croit-il savoir que la Société européenne des satellites (SES) aurait « délocalisé » son siège européen au Luxembourg « après Amazon » (p.371). Il pense également qu’à l’heure actuelle, il n’existe « pas une seule Baugenossenschaft » au Luxembourg alors que les statuts de la coopérative d’habitation Adhoc ont été déposés en mai 2016 déjà.
Les rares passages dédiés à la situation luxembourgeoise font apparaître de sérieuses déficiences empiriques. Les positions très radical chic esquissées par Hertweck restent également très abstraites. Elles flottent en apesanteur. L’auteur ne livre pas d’éléments sur le nitty-gritty luxembourgeois : ni sur les régimes fiscaux, ni sur les politiques communales, ni sur les acteurs privés, ni sur les promoteurs sociaux. Pas plus que sur les logiques du puissant acteur étatique qu’est le Fonds Kirchberg ou du partenariat public-privé (État-Arcelor) Agora. Reste qu’au fil des 400 pages d’exemples internationaux, le lecteur glane des éléments d’analyse qui, par analogie ou par opposition, donnent un éclairage sur l’embarrassante question du foncier au Luxembourg.
Le bloc immobilier L’accusation portée par Marcus Hesse, géographe à l’Uni.lu, contre l’État luxembourgeois est lourde : « De manière plus ou moins apparente, la politique et l’administration agissent en coalition avec les propriétaires fonciers privés dont elles assurent les plus-values par une raréfaction calculée, sinon cultivée » (p.141). Dans ce système, les promoteurs joueraient « un rôle principal » : Ils disposent « d’excellents contacts dans la sphère politique », se constituent une réserve stratégique en foncier et exercent « un contrôle étendu » sur l’ensemble de la chaîne de valeur du secteur du bâtiment.
« Il blocco edilizio » (le bloc immobilier), c’est le terme par lequel la presse italienne désigne les liens clientélistes unissant politique et grands propriétaires. Plusieurs articles illustrent comment le lobby immobilier a réussi à former une large coalition avec les petits propriétaires en faisant passer ses intérêts pour les leurs. Face à la peur des petites gens, les grandes réformes foncières élaborées dans les années 1960-1970 par les ministres Fiorentino Sullo (Democrazia Cristiana) en Italie (p.88) et Hans-Jochen Vogel (SPD) en Allemagne de l’Ouest (p.102) s’enliseront.
Au Luxembourg, la politique semble incapable de s’extirper de ce bloc immobilier. Le nouvel homme fort au ministère du Logement, Mike Mathias (Déi Gréng), évoque la « forte pression politique » que créerait le rendement immobilier : « C’est pourquoi il est difficile de prendre des mesures pour diviser la rente foncière d’une manière à ce que le public en profite » (p.376).
Thérapie familiale Grâce aux recherches cadastrales du géographe Antoine Paccoud, nous savons désormais que 159 latifundiaires (soit le top un pour cent) contrôlent un quart des terres constructibles. (Un degré de concentration très élevé, mais encore assez éloigné du cas de l’Angleterre, où presque la moitié du foncier appartient au « one percent », soit 25 000 « nobles, oligarques, banquiers et entrepreneurs », selon Hertweck.) Or, à défaut d’analyses sociologiques, on n’en sait pas plus sur le profil social et les ressorts psychologiques des discrètes « dynasties du foncier » luxembourgeoises.
Une interview publiée à la fin du livre fournit quelques éléments. L’architecte-urbaniste luxembourgeoise Christine Muller y évoque une question foncière « émotionnellement chargée » : « Tant qu’il n’y a pas de liquidités dans les familles, il n’y a pas de disputes. Je conseille de nombreux petits propriétaires fonciers et je les accompagne chez des gestionnaires de fortune ou à la banque. C’est alors que je me rends compte que la principale raison de ne pas vendre les terrains provient – à côté de la dévalorisation de l’argent – de la peur de disputes familiales. Car alors le fils voudra par exemple une Porsche et c’est là que les bisbilles commencent » (p.376).
Bourgeois et paysans Markus Hesse évoque une « délocalisation croissante » de l’économie immobilière, de plus en plus marquée par des investisseurs à la recherche d’assets. La théorie de la « gentrification » serait insuffisante pour rendre compte des nouvelles réalités : « Le statut de l’objet immobilier se transforme progressivement de bien utilisé en bien négocié [vom genutzten zum gehandelten Gut]. » Face à cette financiarisation, Hesse doute qu’on puisse encore analyser les marchés fonciers comme le reflet d’un jeu local entre offre et demande. L’immobilier et le foncier seraient de plus en plus « déterminés par les impératifs abstraits des marchés monétaires et des stratégies de placement d’acteurs anonymes qui n’ont plus aucun rapport avec le Standort. »
L’architecte berlinois Arno Brandlhuber reste dubitatif. Il critique la critique des « Linksaktivisten » qui verraient partout la main d’un « capital international » insondable. Sur le marché immobilier de la capitale allemande, il continuerait, quant à lui, à surtout croiser « une haute bourgeoisie très classique ». Bien que celle-ci opère via différentes formes de sociétés, sa structure resterait foncièrement familiale : « Tous ces family offices, ce n’est pas du capital international anonyme » (p.173). Plutôt que de laisser « pourrir l’argent » à la banque, on les loge dans l’immobilier, à l’abri des taux d’intérêts négatifs, dit l’architecte néerlandais Reinier de Graaf. « Le marché immobilier est devenu une sorte de banking » (p.216). Comme l’explique la directrice de la BCEE, Françoise Thoma, dans la dernière édition du Flydoscope, « real estate has become a safe haven for many investors ». Elle ne laisse d’ailleurs aucun doute sur où se décide l’avenir des villes : « Banks and investors are currently thinking about what the real estate landscape of the future might look like. » Cela promet.
Quasiment tous les articles d’Architektur auf gemeinsamem Boden traitent de moyennes et grandes métropoles. Christine Muller est la seule à évoquer les origines rurales du foncier : « Pour les agriculteurs, la propriété de terrains constructibles a toujours été une garantie de solvabilité, quelque chose de vital. Car pour rester compétitives, les entreprises doivent être modernisées et agrandies. Il ne faut pas oublier l’importance historique de l’agriculture, et des mentalités qui en ont résulté » (p.378).
Single Tax Dans son interview avec Hertweck, Mike Mathias prononce cette phrase défaitiste : « Je ne pense pas que nous puissions remodeler l’impôt foncier d’une façon à entraîner les propriétaires fonciers à développer des terrains non construits » (p.380). Or, ajoute-t-il, la refonte – inévitable – de cet impôt devrait rappeler « à quel point la terre est rare et précieuse » et assurer aux communes de nouvelles recettes, « comme l’Irlande l’avait fait après la crise financière ».
Plutôt que d’imposer le travail, estime Hertweck, l’État devrait taxer les « leistungslose Gewinne » issues de la spéculation foncière. C’est l’éternel retour de Henry George. Proche de la Société fabienne, le journaliste et économiste américain plaidait dès le XIXe siècle pour une « single tax » prélevée sur la terre et qui devrait financer l’ensemble des dépenses de l’État. Architektur auf gemeinsamem Boden retrace le long cheminement de cette idée. Au Luxembourg, elle a trouvé des alliés auprès des optimisateurs fiscaux de PWC et d’Atoz (voir page 9 de cette édition) qui y voient une manière de compenser localement le déchet fiscal provoqué par la politique de dumping sur le « taux d’affichage » qu’ils promeuvent. Quant à la bourgeoisie patronale autochtone, empêtrée de longue date dans les affaires immobilières, elle reste beaucoup plus discrète sur la question.
Pour les auteurs de Architektur auf gemeinsamem Boden, le foncier n’est pas une propriété comme une autre. Car ce n’est pas le propriétaire qui crée ex nihilo la valeur de son terrain, mais le collectif. Cette conception fut jadis exprimée par Lee Kuan Yew, le fondateur et « despote éclairé » de la cité-État de Singapour : « Je ne voyais pas de raison pourquoi des propriétaires fonciers privés profiteraient d’une hausse de la valeur créée par le développement économique ainsi que par les infrastructures financées par des moyens publics ». Au bout de plusieurs décennies d’expropriations, quasiment cent pour cent du foncier singapourien appartient désormais à l’État. Or, élaboré dans une « démocratie en partie autoritaire et illibérale », un tel « Steuerungsmodell » ne pourrait être transposé en Europe (p.274).
Privatisations instantanées Outre-Moselle, un demi-million de logements publics ont été vendus à des investisseurs privés par les communes, Länder et le Bund entre 1999 et 2006, sous la coalition rouge-verte. Au Luxembourg, les logements sociaux ont longtemps été vendus en nue-propriété, c’est-à-dire instantanément privatisés. Au point que Guy Entringer, le directeur de la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM), avouait récemment sur Radio 100,7 que le nombre de logements achevés depuis la création de la SNHBM en 1919 restait une inconnue. Et ceci malgré les recherches d’archives entreprises en amont du centenaire.
Ce n’est que depuis une quinzaine d’années que des acteurs publics comme la SNHBM ou le Fonds Kirchberg vendent sous le régime de l’emphytéose (pour une durée de 99 ans généralement), gardant ainsi le contrôle sur le foncier. À supposer que la SNHBM eût suivi cette voie dès ses débuts il y a 101 ans, les premiers baux commenceraient maintenant à venir à échéance. Ce qui permettrait au promoteur social de racheter progressivement son parc immobilier historique, de le densifier et de trouver de nouveaux occupants.
Aussichtslos Mais c’est là une uchronie, une histoire alternative. La réalité actuelle, c’est que seulement onze pour cent des surfaces constructibles se trouvent entre les mains d’entités publiques. Alors que les prix flambent, le fonds d’acquisition interministériel, censé constituer un stock foncier, arrive tard, trop tard. Interrogé par Hertweck, l’ancienne ministre du Logement, Sam Tanson (Déi Gréng), estime qu’il serait « illusoire [aussichtslos] de vouloir acheter des terrains dans les agglomérations, et de surcroît situés à de bons emplacements. Tout simplement parce que les prix sont beaucoup trop élevés » (p.378)
Comparé à la radicalité des propositions se formulant dans d’autres villes, le discours politique luxembourgeois semble très docile. Des dizaines de milliers de locataires se mobilisent dans les villes allemandes pour exiger l’expropriation et la renationalisation des parcs immobiliers privatisés depuis les années 1990. Dans la nation de propriétaires luxembourgeoise, c’est le chacun pour soi qui prévaut. Et ce sont les locataires modestes qui suffoquent : en 2017, 53 pour cent de leur salaire était englouti par le loyer, contre 37 pour cent en 2012. D’après nos informations, une initiative de défense des locataires devrait être lancée dans les prochaines semaines. Un début de mobilisation collective contre le « bloc immobilier ».