La discrète « Je n’ai la carte d’aucun parti, insiste-t-elle, et je n’en veux pas. » Félicie Weycker n’a pas pour habitude d’emprunter les chemins de traverse. Quand elle parle, elle y va franco : « En règle générale, je dis ce que je pense et je fais ce que je dis ! » Droite dans ses talons aiguilles, cette quadragénaire solaire, qui porte les cheveux courts teints en blond paille et aime à s’habiller en rouge et noir, a grimpé les échelons de l’administration publique à grandes enjambées, sans jamais avoir voulu s’imposer. Aujourd’hui, elle cumule les postes de pouvoir : elle est à la tête du ministère de la Mobilité et des Travaux publics, dont elle assure la coordination générale, et préside plusieurs établissements publics essentiels, comme le Verkeiersverbond (Communauté des transports), le Fonds Belval ou le Fonds d’urbanisation et d’aménagement du plateau du Kirchberg. En plus, elle est vice-présidente d’autant d’autres structures, notamment Luxairport ou les CFL. En témoigne notamment un casque de chantier orange fluo frappé du logo CFL accroché à un porte-manteau dans son modeste bureau, situé à la fin d’un long couloir du quatorzième étage du Héichhaus, siège du ministère.
« Un portrait de moi ? Pourquoi ? » fut la première réaction, étonnée, de Félicie Weycker lors de la prise de contact. C’est que la juriste de formation a passé presque deux décennies dans l’ombre, à organiser des domaines essentiels de la politique gouvernementale – et ce de plusieurs gouvernements et responsables politiques successifs. Avec toujours la même loyauté, affirme-t-elle. Ce que confirme François Bausch (Déi Gréng), son actuel ministre de tutelle, vis-à-vis du Land. Après que les plus célèbres des grands commis de l’État ont pris leur retraite – les Fernand Pesch, Jeannot Waringo, Paul Schmit, Guy Dockendorf et autre Marc Colas –, Félicie Weycker fait partie de cette nouvelle génération qui structure un appareil que les pionniers avaient souvent dû inventer de toutes pièces, pour accompagner la croissance fulgurante du Luxembourg.
Son parcours n’était pourtant pas tracé d’emblée. Il y avait d’abord ce désir de la jeune femme née en 1973, originaire du Luxembourg rural (Kehlen), de s’engager dans des études universitaires, en vue de devenir immensément riche comme avocate : « C’était mon trip à l’époque, de rouler en Porsche 911 et tout ça ». Le souvenir la fait sourire aujourd’hui. Elle choisit Paris-Assas pour faire son droit, parce que c’était la première dans un classement dans Libé – « j’ignorais complètement que c’était une fac de droite ». Après la fac, la mort de ses parents la font changer d’ambitions et de parcours. Elle s’engage d’abord à l’Entente des Hôpitaux, avant de rejoindre les services de l’État. Nous sommes en 2000 et le ministère de la Fonction publique, dirigé alors par le libéral Joseph Schaack (qui venait de la CGFP) cherche un juriste. Elle y restera cinq ans, « puis j’avais fait le tour des questions intéressantes ». Ella aura notamment contribué à l’élaboration d’un code de déontologie pour les fonctionnaires, que les syndicats (enfin, le syndicat, la CGFP) ont toujours refusé et qui n’est donc jamais entré en vigueur, même vingt ans plus tard. Félicie Weycker vise une mutation. Et trouve un emploi au ministère qui s’appelait alors « des Travaux publics » et était dirigé par un certain Claude Wiseler (CSV) comme ministre et Maryse Scholtes comme coordinatrice.
« Là, c’était un autre univers », se souvient-elle aujourd’hui. Elle pouvait y exercer son métier de juriste et toucher aux différentes disciplines du droit, administratif, pénal et civique, « et en même temps, on voyait les bâtiments pousser ». « C’est là aussi que j’ai pour la première fois appris qu’il ne fallait pas appliquer les lois et règlements, par exemple sur les marchés publics, de manière trop stricte, au risque de ne plus pouvoir construire du tout ». Pour fonctionner, le droit s’interprète. Après les élections de 2009, le ministère est réorganisé, Claude Wiseler se voyant adjoindre la responsabilité des Transports publics pour le « super-ministère » MDDI (ministère du Développement durable et des Infrastructures), lui demande de rejoindre cette section du ministère. Weycker accepte. À partir de ce moment-là, et parce qu’elle prouve son efficacité et sa fiabilité au quotidien, tout s’enchaîne très vite : quand Frank Reimen quitte la direction du ministère pour rejoindre Cargolux, on lui propose sa succession. « J’étais en plein congé de maternité, ma fille avait trois semaines, mais je me suis dit que c’était une occasion unique ». Elle se jette à l’eau, même si elle est consciente du défi. Peu à peu, elle restructure le ministère – « aucune université ne t’apprend cela ». Aujourd’hui, elle dirige 130 fonctionnaires et employés, plus les 23 membres du « service de la protection du gouvernement », chauffeurs et gardes du corps des ministres.
Opportunités « À chaque fois qu’une telle opportunité s’est présentée, je me suis demandée ‘j’y vais ou j’y vais pas ?’, mais à chaque fois, je me suis aussi dit que c’était une chance unique ». Donc Félicie Weycker y allait. Le prochain dilemme à résoudre se pose en octobre 2013, après les élections législatives par lesquelles le gouvernement Bettel/Schneider/Braz arrive au pouvoir. Corinne Cahen, DP, qu’elle connaît en privé, lui propose de la rejoindre au ministère de la Famille et de l’Intégration, qu’elle pourrait diriger alors. « Dès que j’ai appris ça, j’ai appelé Félicie Weycker pour lui demander de réfléchir par deux fois avant de se décider », se souvient François Bausch. Venant de la Ville de Luxembourg, où il fut premier échevin, Bausch connaît Félicie Weycker pour avoir travaillé avec elle. « Je savais à quel point il est important d’avoir de bons conseillers, juge le ministre. D’ailleurs je suis toujours divisé sur la question d’un cabinet politique dans les ministères. J’estime que c’est aussi très sain d’avoir des conseillers qui ont une certaine distance par rapport aux questions politiques ». Il arrive à la convaincre de rester. Elle ne le regrette pas aujourd’hui, parce que Bausch a tenu ses promesses, notamment d’une restructuration et d’un renforcement du domaine des transports. « J’estime, dit-elle, que les politiques sont élus et que ce sont eux qui doivent assumer leurs choix et en porter les conséquences. Donc il n’est que normal que la décision leur revienne. » Elle gère les deniers publics « comme si c’était mon argent personnel, donc de manière assez conservatrice. Et j’essaie d’en tirer le maximum. »
Après la mort accidentelle de Germain Dondelinger, en 2015, Félicie Weycker reprend la présidence du Fonds Belval, établissement public qui construit les infrastructures étatiques sur l’ancienne friche industrielle, et y choisit le nouveau directeur Luc Dhamen « qui vit pour Belval ». Et depuis l’été 2019, la voilà en plus présidente du Fonds Kirchberg, après les emblématiques présidents Fernand Pesch (qui venait des Bâtiments publics) et Patrick Gillen (originaire des Finances), qui y firent de la gestion courante, voire du micro-management. « Hors de question que je fasse la même chose ! » affirme pourtant la nouvelle présidente. « La mission du conseil d’administration est de définir la stratégie », à l’équipe de l’appliquer. Une loi votée le 23 octobre dernier restructure le Fonds Kirchberg : il sera désormais géré par un directeur, à embaucher une fois la loi publiée. « Ce sera à eux de s’organiser. Je ne vais certainement pas participer aux décisions architecturales ou esthétiques… Je suis beaucoup trop cartésienne pour être esthète », concède Félicie Weycker.
À la présidence d’un autre établissement public, le Verkeiersverbond, elle en prépare l’intégration du service au ministère, « qui sera alors un service de l’administration, comme celui des Ponts & Chaussées », explique-t-elle, et les employés seront intégrés à l’administration. Un projet de loi devrait être déposé sous peu. Parce que, juge Félicie Weycker, depuis le début des années 2000, il y a eu prolifération d’établissements publics, autour de 80, comme si l’État n’était pas capable de gérer ses services en interne. Or, un établissement public a certes son conseil d’administration et sa personnalité juridique propre, mais aussi bien le financement que les administrateurs proviennent pour la plupart des ministères de tutelle. Autant le faire directement en interne, juge la juriste.
Rigoriste Les enjeux des secteurs qu’elle a à gérer sont énormes : améliorer la mobilité et le transport public, qui deviendra gratuit à partir de mars prochain ; garantir un service égal pour tous ; contribuer à trouver des réponses à la crise du logement en développant des modèles novateurs au Kirchberg (comme le droit de superficie et le bail emphytéotique). Comment gère-t-elle ces pressions, aussi celles venant d’acteurs privés ? « Je me souviens qu’à mes débuts au ministère des Travaux publics, j’avais reçu trois bouteilles de vin d’un entrepreneur en guise de cadeau de fin d’année, raconte Félicie Weycker. Et bien, je les ai remballées et les ai ramenées moi-même à l’entreprise, avec la demande de ne plus faire ça. De tels gestes font vite la ronde. » À ses yeux, être incorruptible est la première des règles du bon fonctionnaire, qui œuvre pour le bien public. « À part mon premier entretien, à 27 ans, pour un poste de juriste au ministère de l’Économie, où on m’a interrogée sur mes projets, à mon âge, de fonder une famille, je n’ai plus jamais eu le sentiment d’avoir un désavantage parce que j’étais une femme », constate-t-elle. Au contraire, elle s’engage elle-même beaucoup pour la promotion des femmes à des postes de responsabilité – comme François Bausch (« je suis un féministe convaincu ») qui a fait de la promotion des femmes une priorité dans l’administration et dans son parti. « Les femmes réfléchissent toujours par trois fois et se demandent si elles sont capables de faire le job, rappelle Félicie Weycker, alors que les hommes, non. Ils sont toujours persuadés qu’ils savent tout faire. » Et elle éclate de rire.