Inquiétude Lorsqu’en février 2019, il découvre les nouveaux chiffres, sa première réaction est l’incrédulité. Il doit y avoir erreur. Une hausse de 9,3 pour cent des prix du logement sur une année ? Soit un doublement du rythme de la croissance ? L’économiste au Liser et coordinateur de l’Observatoire de l’habitat, Julien Licheron, contacte ses collègues au Statec pour s’assurer que les calculs sont bien corrects. Quelques mois plus tard, les chiffres du deuxième trimestre 2019 tombent : une augmentation de 11,4 pour cent sur une année.
Jusqu’ici, il avait toujours été « vraiment convaincu » qu’il n’y avait pas de bulle au Grand-Duché, dit, en son nom personnel, Julien Licheron. « Mais là, je ne vois pas de raison pour un doublement de la croissance des prix immobiliers. Les fondamentaux n’ont pas changé : ni les taux d’intérêt, ni la hausse démographique, ni la croissance économique. » Son espoir, c’est qu’il ne s’agit que d’un « dérapage transitoire », provoqué par des « micro-effets agglomérés ».
Licheron serait plus rassuré de retrouver « notre chiffre magique de 5,5 pour cent de hausse des prix ». Certes, un tel « retour à la normale » poserait plein de problèmes, notamment en termes d’accès au logement. Mais au moins, il soulèverait pas la question d’une bulle immobilière. Licheron pense qu’il est trop tôt pour tirer la sonnette d’alarme : « Le juge de paix, ça va être les chiffres des troisième et quatrième trimestres 2019. Si on a toujours plus de dix pour cent de croissance, alors il faut sérieusement se poser la question d’un comportement anormal, spéculatif. » Or, il ne croit « pas du tout » à un krach imminent : L’écart entre demande forte et offre limitée reste tellement important que si surévaluation il y avait, elle ne serait « pas extrêmement grande ».
Les inconnues La croissance des prix du logement a doublé sans que personne ne sache pourquoi. Les données auxquelles ont accès les statisticiens de l’Observatoire de l’habitat sont extrêmement lacunaires. À commencer par l’identité des acquéreurs. Fonds immobiliers ou personnes physiques ? Résidents ou non-résidents ? Le Statec n’a quasiment aucune réponse à ces questions. Donald Trump en personne pourrait racheter la moitié du pays sans que les statisticiens ne s’en aperçoivent. À peine arrivent-ils à déterminer, sur base des taux de TVA appliqués, si l’acquéreur est un propriétaire-occupant ou un propriétaire-investisseur. Et encore : Cette distinction ne peut être faite que pour les ventes en l’état futur achèvement. Du coup, identifier les acteurs du marché immobilier et en comprendre les dynamiques s’apparente à un assemblage de puzzle avec un bandeau sur les yeux.
High level skilled C’était le souhait exprès du maire de l’époque, Paul Helminger (DP), hanté par l’idée que Belval puisse faire de l’ombre à sa Ville. Le Ban de Gasperich fut conçu dès ses origines comme une cité expat. Aujourd’hui, la ville nouvelle accueille quasi-exclusivement des résidents internationaux : managers de banques, associés des cabinets d’audit, fonctionnaires des institutions européennes. Ses penthouses « haut standing » sont pour la capitale du XXIe siècle ce que les villas art-déco des ingénieurs de l’Arbed étaient pour Esch-sur-Alzette au XXe siècle. Des oasis pour employés « high level skilled ».
Au Kirchberg, les résidences du gratte-ciel Infinity sont partis pour 13 000 euros le mètre carré, et cela en bail emphytéotique. Alors pourquoi, de l’autre côté de la ville, Flavio Becca vendrait-il moins cher ses tours Zenith, cédées en pleine propriété celles-là ? Un penthouse de 130 mètres carrés, surplombant la galerie commerciale, est proposé à plus de deux millions d’euros. En face, un studio d’une cinquantaine de mètres carrés affiche un prix de vente de 800 000 euros. Becca-Ville est également sur le radar des investisseurs. Rien que dans la première moitié de 2019, 177 appartements en construction ont été achetés dans le quartier en tant qu’investissement.
Or, la hausse à deux chiffres des prix s’observe dans tout le pays. L’hypothèse d’une moyenne tirée vers le haut par quelques projets de prestige ne tient donc pas la route. Pas plus que la seule explication Brexit. Selon le directeur de Jones Lang LaSalle, Romain Muller, le Brexit aurait eu « zéro impact » sur les prix de vente : « D’abord, parce que cela fait peu de monde, peut-être deux pour cent des transactions. Ensuite, parce que ces personnes sont pour l’instant encore locataires. Leur loyer est payé par le patron, et elles peuvent donc s’offrir un certain standard. Ce ne sera qu’au bout de trois ou quatre ans, une fois stabilisées au Luxembourg, qu’elles songeront à devenir propriétaires. »
La piste des fonds Cela fait des années que les Big Four recommandent aux fonds immobiliers domiciliés au Luxembourg d’intégrer quelques objets locaux dans leur portefeuille, histoire de renforcer leur « substance économique » et d’étoffer leur alibi fiscal. Une large part de l’immobilier des bureaux et des commerces s’est transformé en produit financier. Le fonds souverain d’Abu-Dhabi a racheté la Place de l’Étoile (pour un prix estimé à 150 millions d’euros) et le Royal Hamilius (300 millions d’euros). Axa Real Estate s’est offert le siège d’ING en face de la Gare pour 150 millions d’euros. Deka Immobilien a déboursé 264 millions d’euros pour l’Atrium Business Park à Strassen.
Alors que les fonds immobiliers internationaux sont en position quasi-hégémonique dans les grands projets de bureaux, ils commencent peu à peu à découvrir le résidentiel. Dans une tribune récente publiée dans le Tageblatt, les deux jeunes socialistes Max Leners et Claude Roeltgen évoquaient le cas d’un immeuble à Belair racheté par un fonds immobilier en 2016. Deux locataires se seraient illico vus notifier une hausse du loyer de 1 500 euros, les trois restants ont eu leur bail résilié, les appartements étant transformés en bureaux.
Car si les fonds restent marginaux dans le résidentiel luxembourgeois, c’est que le rendement locatif n’y est pas assez élevé. Comme le notait le think tank patronal Idea dans un document de travail de 2018, les prix à la vente augmentent presque deux fois plus vite que les loyers : « Plus que la rentabilité d’un nouvel investissement locatif […] la motivation de nombreux acheteurs au Luxembourg serait donc l’espoir de réaliser une plus-value à la revente, ce qui s’apparente à un comportement spéculatif. »
Monaco-sur-Alzette Sur le marché immobilier luxembourgeois, Romain Muller dit régulièrement croiser des family offices. Cette forme très sélecte de la gestion de fortune est la dernière émanation d’un private banking forcé à faire ses adieux de l’évasion fiscale low-cost. « Au nom de leurs clients, les family offices rachètent des immeubles entiers avec des dizaines d’appartements, dit Muller. Ils s’intéressent aux objets situés centralement : à Cessange, à Gasperich, au Belair ou au Limpertsberg. » Il évoque un « facteur relativement marginal », tout en estimant leur part à « dix, quinze, vingt pour cent au maximum » de l’ensemble des transactions immobilières.
C’est un des effets pervers de la transparence fiscale. Si on n’a pas envie de payer l’impôt sur la fortune ou les droits de succession en ligne directe, il faut s’aménager un pied-à-terre au Luxembourg et se résigner à y passer la moitié de l’année (plus un jour). La première partie de la proposition exerce un certain pouvoir d’attraction pour les HNWI qui « ne peuvent plus s’identifier avec le système fiscal ou social de leur pays » et sont prêts à « facilement se délocaliser », comme l’expliquait l’ancien président de l’ABBL, Yves Maas, en 2014 au Land. Une héritière de la famille Del Vecchio (Ray Ban, Oakley) vient ainsi de prendre ses nouveaux quartiers dans un luxueux appartement dans l’hyper-centre. Dès 2015, le gérant de Sotheby’s Realty, Philippe Vermast, évoquait une « clientèle qui essaie de se rapprocher de son argent » : « Ces personnes étoffent dorénavant leur patrimoine immobilier. »
Nous autres De manière quasi-simultanée, les trois intellectuels organiques du LSAP Marc Limpach (sur RTL-Radio), Denis Scuto (sur Radio 100,7) et Max Leners (dans le Tageblatt) viennent de lancer une nouvelle proposition : s’inspirer de la Suisse et de sa « Lex Koller ». Au nom d’un douteux combat contre une « Überfremdung des einheimischen Bodens », cette loi restreint depuis 1985 les acquisitions immobilières pour les personnes domiciliées en-dehors de l’Union européenne.
Pour la gauche luxembourgeoise, ce récit d’une invasion des capitaux étrangers est facile, trop facile probablement. La réalité est plus prosaïque, plus incommode aussi : Les dynasties foncières, la majorité des investisseurs et les grands promoteurs (ainsi que leurs Fonds d’investissement spécialisé, tax free) sont luxembourgeois. La crise du logement n’a pas été importée par des oligarques russes ou des promoteurs belges. Elle est faite maison, et tend un miroir à la société luxembourgeoise.
« Beaucoup d’investisseurs locatifs sont des gens comme vous et moi, estime ainsi Julien Licheron. Arrivés à la cinquantaine, ils ont terminé de rembourser leur résidence principale et ont accumulé un peu d’épargne. Ces personnes se lancent dans un investissement locatif, puis un deuxième, voire un troisième. Mais ce n’est pas comme s’ils allaient se retrouver avec 25 biens en fin de carrière. » Fuyant les taux d’intérêt négatifs, d’énormes quantités de liquidités cherchent un rendement, et s’engouffrent dans l’immobilier. L’annonce récente faite par CGFP-Services de vouloir « progressivement arrêter l’ensemble des activités » de son service placement, victime des taux bas, est symptomatique de ce mouvement. La puissante Confédération générale de la fonction publique (30 000 membres) préfère ne pas donner d’informations sur les sommes en jeu. Mais ces dépôts libérés devraient constituer un autre micro-facteur contribuant à la surchauffe immobilière.
Le paradoxe du quart-taux En théorie, le marché aurait dû se calmer en 2019. Le gouvernement avait un plan : introduire une imposition favorable mais transitoire pour inciter les propriétaires à céder leurs précieuses parcelles. Une manière de mobiliser le foncier et d’accroître l’offre. Les personnes qui ont vendu leur terrain ou leur maison jusqu’au 31 décembre 2018 n’ont payé que 10,5 pour cent (au lieu de 21 pour cent) sur les plus-values. Le volume des ventes a effectivement augmenté. Une hausse qui aura surtout été perceptible pour les terrains à bâtir, de nombreux héritiers en indivision ayant profité de l’occasion pour toucher le jackpot et payer un minimum d’impôts.
Les grands latifundiaires ont objectivement peu de raisons de vendre leurs parcelles. Car où placer ce capital devenu liquide ? Sur un compte d’épargne à taux négatif. À la bourse ? Mieux vaut conserver les millions d’euros sous leur forme foncière. Depuis 2010, l’accroissement annuel de la valeur des terrains à bâtir a été robuste : six pour cent par an. Face à cette stratégie de la rétention, les promoteurs se voient donc obligés de faire des offres indécentes. En Ville, entend-on sur le marché, cette surenchère aurait poussé les prix jusqu’à 4 500 euros le mètre carré constructible, avec des pics extrêmes pouvant aller jusqu’à 7 000 euros. À condition de disposer de garanties capables de calmer ses banquiers, un promoteur pourrait être tenté de laisser « mûrir » les terrains trop chèrement acquis. Plus il temporise, plus les prix augmentent et plus sa marge sera juteuse. La « lenteur administrative », tant décriée, a aussi de bons côtés…
Flavio Becca et les frères Giorgetti, dont les pères avaient accumulé un stock foncier à peu de frais, n’ont été que trop heureux d’aligner leurs prix de vente sur ceux des nouveaux concurrents belges (Immobel, Eaglestone, Besix & Cie). Les marges des anciens devraient donc logiquement dépasser celles des nouveaux-venus, qui ont dû s’approvisionner à prix d’or en terrains. Une manne qui permet une certaine générosité aux nababs de l’immobilier : Flavio Becca (Olos Fund) finance le F91 Dudelange, Fabio Marochi (Tracol Immobilier) le Progrès Niederkorn et Fabrizio Bei le FC Differdange 03. Les mécènes nouveaux sont arrivés.
Retour au passé
Assistera-t-on à un scénario analogue à celui de 2008-2009, la saison du grand gel sur le marché immobilier ? En 2007 encore, le marché venait d’entrer en surchauffe et les prix d’augmenter de presque dix pour cent. Mais au lendemain du « meltdown » financier, plus rien ne bougeait. Les vendeurs refusaient de baisser les prix, les acheteurs refusaient de les payer. Statistiquement, cette guerre de position se traduisait par une chute du volume des transactions de 55 pour cent. Pendant quelques mois, les prix baissaient légèrement (moins cinq pour cent), avant de repartir à la hausse. bt