Dans le contexte rural du Portugal, traditionnellement marqué par des bâtisses sobres et austères, la maison de l’émigré détonne. Par les couleurs crues, les grands volumes, la complexité des matériaux, les façades fantaisistes, l’inclinaison de la charpente, les toits mansardés et les belvédères opulents, le propriétaire tente de se distinguer, d’afficher sa réussite, en important des éléments architecturaux de sa nouvelle patrie. Les autorités locales étaient longtemps incapables de faire respecter les réglementations urbanistiques. Dans Maisons de rêve au Portugal (1994), qui reste l’ouvrage de référence sur la question, les sociologues Leite, de Villanova et Raposo écrivent que « certaines villes moyennes et bourgades de l’intérieur ont accepté les projets des migrants, contentes d’accueillir leur épargne. »
L’architecte luxembourgeois Jean-Paul Carvalho, fils d’immigrés portugais, évoque la typologie de ces maisons qui permettrait souvent de déduire le pays vers lequel le propriétaire a émigré : des maisons sous forme d’enclos, entourés de hauts murs, seraient ainsi typiques des Portugais partis au Venezuela. Une maison luxembourgeoise au Portugal serait moins distinctive, estime Carvalho, on ne trouverait pas d’influence ou de style purement luxembourgeois. Il évoque l’exemple de son père, qui a travaillé comme plâtrier au Luxembourg : Sur les chantiers, il a d’abord assimilé les techniques et le dialecte de ses collègues italiens.
L’exubérance de ces mini-palais a créé un malaise dans la société portugaise, qui s’articule dès le début des années 1980. Les milieux bien-pensants et corporatistes dénonçaient une « architecture sans architecte », m’as-tu-vu, disproportionnée. Les sociologues, eux, faisaient l’éloge de l’« hybridité » et de la « fluidité » des styles, expressions d’un « métissage » architectural. Les auteures de Maisons de rêve au Portugal se refusent à trancher : « Il est facile de faire le procès des ‘maisons’ en montrant du doigt les cas les plus extravagants et de dénoncer les incohérences vis-à-vis de la morphologie locale ; il est facile, à l’inverse, de faire l’éloge de cet exotisme en le considérant comme le nouveau vernaculaire chéri par l’éclectisme post-moderne, qui le légitime au nom de ses différences ».
Ces maisons étaient souvent bâties par les propriétaires eux-mêmes durant les congés collectifs. Elles devaient refléter le succès du projet migratoire. « La maison commence à être construite lorsque l’émigrant est encore jeune, dès les premières années de son émigration », explique Liliana Azevedo, sociologue aux universités de Lisbonne et de Neufchâtel (Suisse), jointe par le Land. Ainsi, l’âge moyen à l’arrivée des premiers immigrants portugais au Luxembourg tournait autour de 23 ans. À l’époque, l’horizon de ces jeunes émigrés se situait à cinq ou dix ans. Ceci explique que des chambres pour enfants aient été prévues dans des maisons : on pensait bientôt revenir en famille.
En 2013, dans un article intitulé « A casa do português emigrante em França », l’anthropologue Ana Saraiva Neves constatait que la villa dans le bled avait perdu de son attractivité. Depuis quelques années, les résidences secondaires se feraient d’ailleurs « plus sobres », réintégrant des marqueurs de l’architecture traditionnelle du pays, comme une « réconciliation avec le paysage » : « Ces émigrés portugais souhaitent participer à une reconstruction du village idyllique. » L’anthropologue fait le constat d’une nouvelle « indifférence » et « résignation » par rapport aux anciennes maisons des émigrés. Elles sont perçues comme des monument érigés par des absents, des témoignages du passé, auxquels on a fini par s’habituer. « Pour un architecte, voir ces maisons ce n’est pas agréable, mais elles appartiennent maintenant à l’histoire », estime ainsi Carvalho.
L’anthropologue Ana Saraiva Neves évoque le regret ressenti par de nombreux propriétaires qu’elle a interviewés. Ils parlent d’une « maison musée », trop grande, encombrante, dont il faut s’occuper sans cesse. On assiste à une lente décadence ; les immeubles vieillissent, les vitres doivent être rafistolées, le chauffage renouvelé, les murs repeints. Initialement conçues pour les enfants, les étages sont laissés à l’abandon, la maison est reconfigurée autour du rez-de-chaussée. La principale caractéristique de ces maisons, c’est qu’elles sont vides.
Dans la littérature sociologique sur les migrations, on parle de « mythe du retour ». Le rêve ne s’est finalement pas réalisé. En 2016, alors que la « première vague » de Portugais luxembourgeois atteignait l’âge de la retraite, l’Université du Luxembourg en interrogeait 109 sur leur projet de vie : presque la moitié déclarait vouloir rester au Luxembourg, un quart évoquait la possibilité d’allers-retours réguliers. Seulement un cinquième des sondés envisageaient un retour permanent au Portugal.
C’est que les retraités veulent rester auprès de leurs enfants et de leurs petits-enfants. L’étude insiste sur le « significant effect of grandparental status » : « On a l’impression que les parents vieillissants et leurs enfants adultes regrettent quelque part le fait que, dans leur propre histoire familiale, les grands-parents n’ont pas pu jouer le rôle désiré. » Parmi le groupe des interviewés déclarant vouloir rentrer au pays, seulement treize pour cent avaient des petits-enfants. Il se peut donc qu’ils changent encore d’avis, comme l’ont fait leurs aînés. Or, la chance d’intégrer la nation des propriétaires luxembourgeoise s’est réduite pour ces immigrés récents. D’après le Statec, seulement 54 pour cent des résidents de nationalité portugaise sont propriétaires, contre 84 pour cent des Luxembourgeois. Les immigrés de l’après-2008 se retrouvent donc captifs du statut, vulnérable, de locataire.
La nouvelle génération des émigrants est plus hétérogène, moins rurale, plus mobile. Les distances se sont réduites, et des vols low-cost quasi-quotidiens relient Luxembourg à Porto et à Lisbonne. Les allers-retours, souvent pour de courtes durées, deviennent plus fréquents. Au pire de la politique d’austérité dictée par la troïka, le consulat portugais enregistrait autour de 4 000 nouvelles arrivées par an au Luxembourg. Une véritable saignée : entre 2010 et 2015, un demi-million de Portugais aura quitté le pays, soit cinq pour cent de la population totale. En 2010, le Premier ministre de centre-droite, Pedro Passos Coelho, appelait ainsi les « professeurs excédentaires » à quitter leur « zone de confort » et à « faire preuve de plus d’efforts » en cherchant « de l’emploi ailleurs », par exemple en Angola ou au Brésil.
La question reste : Que faire des palais au milieu de nulle part ? Liliana Azevedo explique qu’étant donné l’emplacement de ces résidences dans des régions désaffectées du nord et du centre, une vente ne couvrirait souvent même pas les coûts de construction. Dans les régions rurales du Portugal, une décennie de politique d’austérité a fait des ravages. L’État a massivement désinvesti et les émigrés retrouvent donc des villages économiquement désertifiés, sans bureau postal, sans hôpitaux. La situation dans le hinterland reste morose.
Le contraste avec Lisbonne et Porto, nouvelles destinations favorites des expatriés et de la jet-set, est saisissant. Les prix immobiliers y ont doublé en l’espace de six ans, les habitants sont chassés des anciens quartiers populaires. Dans le documentaire Am Plang consacré par RTL-Télé à la campagne électorale de Claude Wiseler, on voit le candidat CSV dans sa magnifique villa à Sintra, à quelques kilomètres de Lisbonne. Un club de motocyclistes luxembourgeois est de passage. Peut-être embarrassé par le faste qui l’entoure, l’ancien futur Premier ministre explique à une invitée avoir acheté sa résidence secondaire parce que la famille de sa femme, Isabel Lima, est de la région. « Et war zu enger Zäit, wou dann effektiv déi Kris war… an d’Saachen… Du kruuts se fir ee ganz anere Präiss, wéi dat virdrun de Fall war. » « Ah, jo », répond la motocycliste, qui semble aussi gênée que son interlocuteur.
En pleine crise, le Portugal cherchait à attirer les seniors allemands, scandinaves, britanniques. En 2010, le gouvernement introduisait le régime du « résident non-habituel » (RNH). Depuis, un expatrié peut bénéficier d’une exonération fiscale sur sa pension de retraite, et cela pour une durée de dix ans. Le gouvernement espère recueillir les fruits de la lifestyle migration : investissements dans le secteur immobilier, TVA, consommation de biens et de service.
Face à cette situation de double non-imposition, les administrations fiscales suédoise et finlandaise sont montées sur les barricades, exigeant une renégociations des accords fiscaux. Au Luxembourg, c’est le calme plat : « L’autorité compétente luxembourgeoise n’a pas été en contact avec le Portugal pour discuter de ce statut », écrit l’Administration des contributions directes dans un mail au Land.
Au Luxembourg, le statut RNH est surtout promu par la banque privée et l’assurance. Ses mérites sont vantés à leur clientèle HNWI. Or, ne contenant aucune clause de nationalité, le régime s’applique également aux immigrés portugais. (Il suffit de ne pas avoir résidé au Portugal durant les cinq ans qui ont précédé la demande.) « Les émigrés n’ont pas su tout de suite qu’il n’y avait pas de critère de nationalité. L’information n’a pas été relayée par les canaux officiels auprès des communautés portugaises. Personne ne s’est préoccupé d’eux », dit Liliana Azevedo qui a étudié le cas suisse.
La plupart des émigrés ayant déjà une maison au pays, leur plus-value économique aurait été assez limitée, estime-t-elle. Ce qui expliquerait le manque de promotion, voire la désinformation de la part des autorités portugaises. Mais il existe peut-être une raison plus prosaïque. Au Luxembourg, le consulat emploie treize personnes pour traiter les demandes administratives de quelque 148 000 ressortissants. Cette semaine, l’OGBL s’est offusqué de cette situation par communiqué de presse : « Les ressortissants portugais vivant au Luxembourg seraient-ils devenus des citoyens de seconde classe pour les autorités politiques à Lisbonne ? » Selon le syndicat, le consul aurait déjà adressé « deux demandes au ministère des Affaires étrangères du Portugal afin de renforcer ses effectifs de cinq fonctionnaires », sans avoir reçu de réponse.
Cette lenteur administrative (trois à quatre mois pour une nouvelle carte d’identité, selon Carlos
Pereira de l’OGBL) a désavantagé les Portugais à leur retour. Car pour bénéficier du statut RNH, il fallait préparer le transfert de résidence fiscale dès avant le départ. (Au Portugal, la complexité des démarches administratives a engendré tout un secteur d’agences immobilières et de cabinets d’avocats spécialisés.) En février 2019 finalement, António Mendonça Mendes, le secrétaire d’État portugais aux affaires fiscales, expliquait lors d’une réunion d’information au Luxembourg que « ce n’est pas un statut seulement pour les étrangers, mais également pour tous les Portugais qui rentrent avec leur pension au Portugal ». Or, dit Liliana Azevedo, « lorsqu’après trois ou quatre ans, les gens ont finalement appris qu’ils auraient pu demander le statut et pas payer d’impôts, le délai était déjà passé. »
En chiffres
Selon une estimation publiée en 2015 par la Banque centrale du Luxembourg, quatorze pour cent des propriétés immobilières autres que la résidence principale sont situées au Portugal. Puisque c’est quasiment le même taux que celui des Portugais dans la population totale (seize pour cent), c’est sans surprise qu’on lit que les trois quarts de ces propriétés appartiennent à des ménages d’origine lusitanienne. Selon Ana Saraiva Neves, « la plupart des propriétaires interrogés ont déclaré ne pas avoir utilisé un prêt pour financer leur maison, mais avoir investi leurs premières économies réalisées grâce à l’émigration ». Les grandes banques luxembourgeoises sont assez sévères lorsqu’il s’agit d’accorder des crédits pour des projets à l’étranger. La Spuerkeess et la Raiffeisen expliquent que pour de telles demandes de financement, elles peuvent exiger une garantie sur une propriété située au Luxembourg. bt