Confiance mutuelle VS défaillances systémiques « Il est notoire que les autorités italiennes connaissent des problèmes quant à leurs capacités d’accueil des demandeurs de protection internationale (DPI), qui peuvent être confrontés à d’importantes difficultés sur le plan de l’hébergement, des conditions de vie », concède le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration Jean Asselborn (LSAP) dans une lettre adressée en mai 2019 à un demandeur de protection internationale d’origine érythréenne, qui venait de se voir signifier son retour vers l’Italie, pays de son arrivée sur le continent européen, selon les accords de Dublin III. Mais que, malgré cela, il n’y avait « aucune sérieuse raison de croire qu’il existe, en Italie, des défaillances systémiques dans la procédure de demande de protection internationale ». Car l’Italie, assure le ministre, « profite, comme tout autre État membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen ». L’argumentaire revient régulièrement dans les procédures de demande de protection internationale de personnes en provenance d’Italie. Si elles font recours de la décision de transfert devant les juridictions administratives, il revient alors à l’appréciation des juges de définir lequel des concepts prévaut dans chacun des cas qui leur est soumis : la vulnérabilité de la personne (décidée individuellement, sur avis médical par exemple), la confiance accordée à l’Italie ou le soupçon de défaillance systémique dans l’accueil des DPI1.
Le Luxembourg et l’Italie, deux pays fondateurs de l’Union européenne, ont des « liens historiques d’amitié et de coopération », affirma le ministère des Affaires étrangères dans un communiqué après la visite de travail de Jean Asselborn à Rome, le 23 juillet, lors de laquelle lui et son homologue italien Enzo Moavero Milanesi signèrent un protocole d’entente ouvrant « de nouvelles perspectives de coopération ». Il s’agit entre-autres de colmater les brèches entre Rome et le reste de l’Europe, notamment sur les questions migratoires sur lesquelles se braque le ministre de l’Intérieur d’extrême-droite Matteo Salvini. Ce lundi, 5 août, Salvini a ainsi fait passer au Sénat un nouveau décret anti-migrants, criminalisant ceux qui, comme Carola Rackete, viennent en aide aux naufragés en Méditerranée (le texte prévoit des amendes de 150 000 à un million d’euros). Rome aime invoquer l’absence de solidarité européenne quand il s’agit de gérer les flux migratoires, l’Italie, la Grèce et l’Espagne étant aux avant-postes de l’accueil de migrants débarquant d’Afrique, notamment de Libye. Or, le nombre d’arrivées est en baisse depuis la grande vague de 2015/2016 : selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 3 867 personnes sont arrivées par la mer durant les sept premiers mois de 2019, un demi-million en tout depuis 2015 – ce qui est toujours minimal sur une population de plus de soixante millions d’habitants. « Aujourd’hui, les Italiens voient débarquer plus de gens du Nord que du Sud », note Jean Asselborn, joint mercredi par le Land. Il se réfère ainsi à un article du magazine politique en-ligne Politico, qui écrivit, fin juillet, qu’en 2018, l’Italie avait accepté le retour de 6 300 DPI selon les accords de Dublin2 .
Signataire des traités de base sur les droits de l’Homme, la convention de Genève ou la libre-circulation des citoyens, Rome s’engage à respecter les droits des plus vulnérables, notamment des réfugiés. « Sans le système de Dublin, ce serait le chaos le plus total, estime le ministre. Avant la mise en place de ce système, aucun pays ne se sentait compétent » de la gestion des demandes de protection internationale. Depuis les accords de Dublin, qui en sont à leur troisième mouture depuis 2013 et attendent une réforme depuis 2016, c’est le pays d’entrée qui a la responsabilité d’analyser une demande de protection. Mais, pour des raisons de politique intérieure, l’Italie joue la carte du découragement des demandeurs. Les organisations de défense des droits de l’Homme, de Médecins sans frontières aux Conseils des réfugiés suisse ou danois, alertent régulièrement l’opinion publique depuis trois ans au moins sur les conditions d’accueil indignes des DPI en Italie : absence de logements, de nourriture ou de prise en charge médicale, marginalisation, traitements indignes… Avec le résultat, comme l’indiquent les ONGs3, que les migrants se retrouvent à la rue, se réfugient dans des squats ou sous des ponts.
En théorie, un migrant qui arrive sur les côtes de l’Italie devrait être enregistré et déposer une demande de protection internationale sur place, qui serait alors traitée par les autorités italiennes, avec analyse de la situation individuelle de chaque demande. Dans les faits, l’accueil et l’attitude locaux sont tels que beaucoup de migrants repartent aussitôt, en direction des pays du Nord de l’Europe, souvent l’Allemagne, où ils se sentent plus bienvenus (« Wir schaffen das »). Dublin permet à ces pays de se déclarer immédiatement incompétents, ce que le Luxembourg fit en 36,3 pour cent des cas en 2019, et de transférer le demandeur vers son pays d’entrée. En 2019, le Luxembourg a ainsi renvoyé soixante demandeurs vers l’Allemagne, 44 vers la France et 38 vers l’Italie – mais aussi accueilli 44 personnes en provenance d’un autre pays d’Europe.
Retours impossibles Mais qu’arrive-t-il à ces DPI déboutés à leur retour en Italie ? « On m’assure que la collaboration administrative avec l’Italie fonctionne bien », affirme encore le ministre. Mais en réalité, ces DPI déboutés débarquent dans l’inconnu le plus total là-bas, assurent les ONGs, par exemple l’asbl luxembourgeoise Passerell4, qui a accompagné des retournants en début d’année : parce qu’ils avaient quitté leur premier foyer, on leur retire tous les droits et ils se retrouvent à la rue, raconte Ambre Schulz, chargée de projets à l’asbl, il n’y a aucune prise en charge médicale et les personnes concernées, déjà traumatisées dans leur pays d’origine, se sentent « toujours pas sécurisées », après avoir survécu à un périple dangereux, constate-t-elle. Beaucoup d’entre eux repartent vers un ailleurs incertain et mèneront ensuite une vie en errance.
Au quotidien, les « défaillances systémiques » seraient donc évidentes, estime aussi l’avocat Frank Wies, qui défend régulièrement des DPI devant les juridictions, mais que ce qualificatif global n’est, pour des raisons politiques (la peur de l’effet d’appel) pas appliqué. Donc, les administrations et les juges doivent statuer au cas par cas, si une personne est particulièrement vulnérable (traumatisée ou malade, beaucoup d’Erythréens ayant une tuberculose plus ou moins virulente). Et de continuer, dépité : « Le problème est que cette appréciation est souvent arbitraire ».