Un fait divers banal : un vol par effraction. Le couple de retraités était absent ce soir-là. Les voleurs, entrés par une fenêtre, cherchaient du liquide et des bijoux seulement. Ils ont mis la chambre à coucher sens dessus dessous, trouvé des broutilles, des souvenirs de famille, et sont repartis par la porte arrière. Tout ce qu’il y a de plus courant – en 2013, la Police a enregistré 2 116 cambriolages, soit une légère hausse de 5,5 pour cent par rapport à l’année précédente ; la majorité de ces cambriolages ont été effectués dans des maisons habitées (1 327). La police arrive vite et rassure les habitants, qui, en pleine nuit, ne s’attendaient pas à ça. Pas chez eux. « Vous savez, des cambriolages comme ça, on en a de plus en plus, expliquera un des inspecteurs alors que son collègue commence à relever les traces. C’était probablement des étrangers. On en a de plus en plus qui viennent de l’Est. Les Polonais sont déjà trop commodes pour ça, ils viennent désormais de plus loin, on voit déjà arriver des Urkainiens… » En l’espace d’une soirée, un monde s’effondre pour les victimes : le sentiment d’être en sécurité chez eux, entre leurs quatre murs. Combiné aux assertions irréfléchies du policier, cela pourrait faire naître un amalgame entre étranger et criminalité.
« Malheureusement, souligna aussi Dan Reiffers, directeur de l’information de la Police, devant la presse mercredi, lorsque furent présentés les chiffres de la délinquance pour l’année 2013, nous constatons que de plus en plus de ces cambriolages sont des faits de criminalité itinérante – ‘Klautourismus’ en allemand –, dont les auteurs viennent de l’étranger et y disparaissent aussitôt après leurs actes. » Ces criminels soit viennent directement de la Grande Région et ne traversent la frontière que pour voler et quitter le pays immédiatement après. Soit ils viennent de plus loin, arrivent au Luxembourg avec l’intention de voler, logent dans des immeubles désaffectés, font quelques cambriolages, puis redisparaissent. La Police est alors obligée de travailler en coopération avec ses collègues à l’étranger, « et dans la majorité des cas, explique encore Dan Reiffers, les empreintes digitales que nous retrouvons dans beaucoup de systèmes informatiques nous prouvent que ces criminels-là voyagent à travers toute l’Europe. »
« Vous savez, nous, on ne peut pas mesurer les sentiments des gens », estima le responsable de la communication de la Police grand-ducale Vic Reuter. Ces chiffres ne sont jamais qu’un relevé des procès-verbaux dressés et des affaires déclarées et non une enquête sur le sentiment de sécurité subjectif des gens ; ces informations-là seront collectées dans le cadre de la grande enquête sur la sécurité au Luxembourg que le Statec réalise en collaboration avec l’Université du Luxembourg.
Les chiffres bruts marquent certes une augmentation du taux de criminalité, 7 440 faits pour 100 000 habitants, soit une légère hausse de 3,75 pour cent par rapport à 2012. Mais ces faits et crimes sont moins graves que les années précédentes : seulement un meurtre (mais 84 tentatives), et seulement cinq hold-ups contre des stations-essence ou commerces, zéro contre une banque ou un transporteur de fonds (le dernier remonte à 2005). Seulement 332 voitures ont été volées, les modes du car- (5) et du home-jacking (1), qui tenaient le pays en haleine lors des bulletins d’informations matinaux il y a quelques années, semblent s’être calmées. Par contre, les infractions dans les voitures augmentent : vols d’objets laissés dans les véhicules ou d’équipements techniques, comme par exemple les airbags (1 918 faits, soit une augmentation de 13,3 pour cent par rapport à 2012). C’est visiblement surtout le confort matériel des Luxembourgeois qui attise l’attention des voleurs de tous genres, dans les maisons, mais aussi dans l’espace public, où les vols avec violence sont en légère progression – par exemple de téléphones portables. La très grande majorité, plus de soixante pour cent, des infractions enregistrées en 2013 sont des « infractions contre les biens ».
S’il n’y a pas eu de « casse du siècle » ni de nouvelle affaire sanglante dans le domaine de la grande criminalité, la violence ordinaire augmente : plus de coups et blessures volontaires (3 018 faits en 2013), plus de violence domestique (844), nombre constant d’outrages à agent et de rébellions ou de menaces, calomnies et injures. S’agit-il d’un phénomène de société pour autant ? D’un abrutissement général de la population ? Au plus tard dans la présentation des chiffres sur les affaires de stupéfiants, la Police émet elle-même une réserve : certes, le nombre d’affaires de trafic, de détention ou d’usage de drogue a considérablement augmenté, plus 639 effractions, soit presque 25 pour cent, mais « soulignons aussi que des variations plus ou moins fortes peuvent se manifester par le nombre des contrôles et une plus grande orientation des recherches sur l’un ou l’autre phénomène », lit-on dans les notes de la Police. Donc : si les services de police font une priorité de la lutte contre la toxicomanie et montrent davantage de présence sur le terrain, ils constateront forcément plus d’infractions. Des consommateurs de cannabis se plaignaient même vis-à-vis de l’Essentiel la semaine dernière que la Police faisait une véritable « chasse aux fumeurs de cannabis », les traçant sur les parkings et même jusqu’à leur domicile, ce que ses services démentaient catégoriquement, invoquant toutefois son obligation de protéger les jeunes.
Voilà la clé de voute de la présentation annuelle des statistiques policières : il y a une corrélation directe non seulement entre le tissu socio-économique ou l’évolution sociologique de la population et les statistiques, mais aussi et surtout entre la volonté politique et les chiffres : la Police et l’État décident des priorités des prochains mois et affecteront plus ou moins de moyens matériels et humains à tel ou tel domaine. Or, si davantage d’enquêteurs travaillaient dans le domaine de la criminalité économique, ces cas augmenteraient forcément, tout comme le font actuellement ceux de la toxicomanie. Au 1er janvier 2014, la Police employait 2 145 personnes, dont 73 cadres supérieurs, 1 452 inspecteurs et 237 brigadiers. Le taux d’élucidation des crimes atteint 44 pour cent (contre 52 pour cent en 2009). La Police judiciaire a vu doubler ses effectifs à 200 personnes en dix ans, dont des spécialistes en nouvelles technologies et cybercriminalité, s’enorgueillit le directeur général de la Police Romain Nettgen mercredi.
Un Romain Nettgen très volontariste, affichant sa détermination de faire un maximum avec un corps de police qui ne risque pas de voir augmenter ses effectifs en temps d’austérité budgétaire : présence sur le terrain, proximité, flexibilité et adaptabilité furent les termes qu’il invoqua. Le directeur général pourtant est extrêmement contesté par les syndicats de policiers pour sa gestion peu transparente et sa prise de décision ressentie comme autoritaire. Lors de l’assemblée générale du Syndicat national de la police grand-ducale (SNPGL), fin mars, les critiques fusaient, allant jusqu’à la mise en cause de la sécurité des armes utilisées.
Or, même si la direction a réfuté toutes les accusations en bloc, le nouveau ministre de la Sécurité intérieure Etienne Schneider (LSAP) affirme prendre les doléances des syndicats très au sérieux. Dans le cadre des grandes réformes qu’il entend mener – celle de la Police discutée depuis 1999, celle du régime disciplinaire de la police ou encore celle de l’Inspection générale de la police –, il veut imprimer sa marque et imposer davantage de contrôle politique aux services de police. Cela passe notamment par la nomination et la révocation de ses dirigeants par le gouvernement. Un audit externe doit sonder les points faibles de l’organisation actuelle. Mardi prochain, le 29 avril, Etienne Schneider informera la commission parlementaire de la Force publique sur les projets de loi qu’il entend déposer en automne. D’ici-là aura lieu une large consultation de tous les acteurs, direction et syndicats, sur les textes proposés. L’Association du personnel de la police judiciaire (APPJ) a déjà vertement critiqué le projet de réforme, qui lui a été soumis le 7 avril, estimant qu’il s’agit d’une régression par rapport à ce qui fut discuté sous le précédent ministre, Jean-Marie Halsdorf (CSV), les textes ne procédant, selon l’association, qu’à quelques toilettages, de l’organigramme par exemple, sans véritable amélioration pour le travail de la Police judiciaire. L’APPJ demande plus de moyens humains surtout, et des inspecteurs mieux formés – donc qui seraient forcément aussi mieux payés. Et le gouvernement veut à tout prix éviter une explosion des coûts qu’aurait une telle mesure, avec un effet boule de neige sur toutes les carrières dans la force publique.
Le défi qui attend Etienne Schneider et sa secrétaire d’État Francine Closener (LSAP) est donc énorme : il faut à la fois réformer les forces de l’ordre et les pacifier, faire revenir le calme en interne et le respect pour une institution dont le sérieux est fortement mis en cause dans le procès du Bommeléeër. Et il faut faire vite afin que la sécurité de la prochaine présidence luxembourgeoise du Conseil des ministres de l’Union européenne puisse être assurée avec sérénité.