Le gouvernement allemand s’est fait sérieusement taper sur les doigts par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe cette semaine en matière de rétention des données relatives aux communications digitales. Les juges de Karlsruhe ont estimé abusif et incompatible avec la loi fondamentale le dispositif mis en place par le gouvernement fédéral obligeant les fournisseurs d’accès à Internet et les opérateurs téléphoniques, au nom de la lutte contre le terrorisme et la criminalité en ligne, à stocker systématiquement pendant six mois les données relatives aux appels téléphoniques et aux connexions Internet. Même si l’organe judiciaire suprême n’est pas allé jusqu’à interdire le principe d’un tel stockage, cette décision a été largement saluée, et pas seulement en Allemagne, comme un jalon historique dans la préservation de la sphère privée dans l’univers numérique. Au-delà de l’Union européenne, que ce jugement pourrait encourager à remettre sur le métier sa directive allant dans le même sens – même si celle-ci n’a pas été censurée par Karlsruhe –, elle pourrait avoir des effets jusqu’aux États-Unis.
La Cour de Karlsruhe a estimé la loi sur la rétention des données contraire au droit au secret de la correspondance, trop peu transparente, disproportionnée, ses dispositifs pour assurer la sécurité des données insuffisants et les possibles utilisations des données trop vagues. Le stockage prescrit constitue « une intrusion grave d’une ampleur d’application inégalée dans l’ordre juridique », a estimé la juridiction suprême allemande. Faute des restrictions qui devraient accompagner une telle intrusion, il y a lieu de cesser le stockage et de détruire immédiatement les données archivées existantes, ont arrêté les juges. Cet archivage se pratiquait depuis 2008 et concernait les données de connexion relatives aux communications téléphoniques, au courrier électronique et à l’utilisation d’Internet ainsi que les données de localisation de téléphonie mobile. Pas moins de 35 000 citoyens allemands avaient demandé à Karlsruhe de censurer la loi, dont un groupe de 34 900 plaignants individuels, un autre emmené par un représentant du parti FDP et un troisième constitué de 40 députés des Verts. Donnant le ton avant l’annonce du jugement, la président du parti des Verts Claudia Roth a déclaré : « On a l’impression que l’État se comporte de plus en plus comme une pieuvre insatiable ».
Pour Angela Merkel, il s’agit d’un revers non négligeable. Le magazine Spiegel parle cyniquement sur son site web d’un « Computer Chaos Club noir-jaune », en référence au fameux groupe allemand d’anarcho-hackers et aux couleurs de sa coalition. Il s’est délecté du désaccord public entre la ministre de la Justice, Sabine Leutheussen-Schnarrenberger, FDP, elle-même une des plaignantes, qui s’est réjouie du jugement et s’est opposée à l’adoption immédiate d’une nouvelle loi, et le ministre CDU de l’Intérieur, Thomas de Maizière, qui a exprimé ses regrets et demandé que l’on agisse « judicieusement et rapidement ».
Quant à la commissaire européenne à la Justice, aux Droits fondamentaux et à la Citoyenneté, Viviane Reding, elle était citée cette semaine par le même magazine comme souhaitant examiner encore cette année la directive européenne qui a servi de base à la loi allemande censurée par Karlsruhe, afin de s’assurer que le stockage de données soit compatible avec la Charte européenne des droits fondamentaux en vigueur depuis le mois de décembre. Outre-Atlantique, le directeur de l’organisation Electronic Privacy Information Center, Marc Rotenberg, a estimé la décision de Karlsruhe « assez étroite, mais très importante » et s’est réjoui de la montée de l’opposition des citoyens européens aux pouvoirs d’investigation poussés accordés aux autorités au nom de la lutte anti-terroriste. Eddan Katz, en charge des affaires internationales à l’Electronic Frontier Foundation, a exprimé l’espoir que le jugement ait pour conséquence d’empêcher les États-Unis d’adopter des législations similaires, puisque « ceci est une expérience qui a été tentée et a été écartée en fonction de considérations constitutionnelles ».