Mieux que la mise à nu de sa vie quotidienne sur Facebook, mieux encore que les tweets qui renseignent en temps réel son cercle d’amis sur ses états d’âme, voici la nouvelle frontière des réseaux sociaux : la mise en commun sur une plateforme en ligne de ses listes détaillées d’achats et de dépenses. Blippy demande à ses utilisateurs de lui confier les informations sur leur carte de crédit, leur banque et les mots de passe qu’ils utilisent pour leurs achats en ligne. Une fois ces formalités effectuées, chaque acte d’achat, chaque paiement sera documenté en temps réel sur la plateforme. Sur blippy.com , les achats sur Amazon, iTunes, eBay, Netflix et d’autres plateformes, dans des restaurants ou d’autres commerces défilent à grande vitesse, impressionnante litanie consumériste, en face du pseudo (mais rien n’empêche de mettre son vrai nom, certains le font) et du portrait de l’utilisateur. Comme sur Twitter, on peut suivre et être suivi, commenter et répondre aux commentaires, et ainsi se forment et se développent des réseaux fondés sur les affinités dérivées des achats de biens et de services. Les items publiés sur Blippy peuvent d’ailleurs facilement être republiés sur Twitter. Les applications gratuites téléchargées sur iTunes sont également répertoriées.
Blippy est une startup établie dans la Silicon Valley. Ashvin Kumar, co-fondateur et CEO, est un utilisateur assidu de la plateforme, ce qui ne devrait étonner personne. Il vient de virer 221 dollars à ATT : un ami lui demande ce que c’est, Avshin répond qu’il s’agit d’une facture de téléphone, élevée à cause d’un plan international auquel il a adhéré le mois dernier mais auquel il va s’empresser de renoncer. Une amie lui demande s’il s’est servi d’un iPhone, un autre lui recommande Google Voice. À Palo Alto, Ashvin fréquente un café Starbucks, le café Brioche ; tel jour, il offre un déjeuner à l’équipe de Blippy au Mollie’s Stone, fait le plein chez Shell pour 28,64 dollars. Ce mardi, il a dépensé 42 dollars à la La Bodeguita Del Medio, et commente : « C’est la première fois que je viens. Les mojitos étaient vraiment bons ». Un de ses collègues recommande l’humidor et le fumoir de la Bodeguita mais plutôt « quand il fait plus chaud ».
À découvrir la précision de cette liste d’achats et de dépenses, il faut reconnaître que Blippy découle logiquement des réseaux sociaux qui l’ont précédé. Dis-moi ce que tu achètes, et je te dirai qui tu es. Graphiquement, la plateforme, financée par les venture-capitalists et business angels les plus en vue de la Silicon Valley, dont Sequoia Capital, ressemble beaucoup à Twitter. Aura-t-elle le même succès ? Pour l’instant, elle compte apparemment quelques milliers d’utilisateurs. Elle était en béta jusqu’au 14 janvier, et les commentaires des premiers cobayes, plutôt favorables, lui ont valu un buzz non négligeable. Sur time.com , Barbara Kiviat raconte que sa propension à fréquenter des restaurants mexicains lui a valu la curiosité et des commentaires d’internautes. Elle se demande si le fait de savoir que chacune de ses dépenses va être publiée en ligne va modifier son comportement de consommatrice et la pousser à dépenser moins. Philip Kaplan, un des business angels qui soutiennent Blippy, à qui elle soumet sa théorie, lui confie qu’il s’est récemment bagarré avec un ami pour pouvoir payer l’addition dans un restaurant à Bali, histoire de s’afficher sur la plateforme prenant du bon temps dans un endroit « cool ». On peut imaginer qu’en cas de succès à grande échelle, Blippy va devenir une source d’information incontournable pour les observateurs et concepteurs de nos modes de consommation, sociologues, publicitaires, services de marketing etc.
Blippy est assurément politiquement incorrect, puisque sous couvert de partage ludique, il automatise l’affichage universel d’éléments constitutifs de notre vie sociale : outil brutalement intrusif pour victimes consentantes, il est la négation-même du respect de la sphère privée. Indépendamment des dégâts qu’il est susceptible de causer, en donnant par exemple des idées à des escrocs ou des hackers, il témoigne de la propension d’un nombre croissant d’internautes à s’exposer intégralement sur le Net.