Trend scout « Contrairement à Enrico Lunghi, je trouve que c’est mon job d’assister à un maximum de vernissages, » lance d’emblée Steph Meyers, responsable programmation générale du Carré Rotondes (enchaînant ainsi nonchalamment sur le dernier article de notre enquête, Romantic Hierarchy, paru le 14 mars 2014). Si le directeur du Mudam trouve que les curateurs du musée ne doivent pas prioritairement visiter toutes les expositions d’artistes autochtones, Steph Meyers par contre estime que le rôle de défricheur, de connaisseur de la scène artistique locale, de dénicheur de jeunes talents fait partie de ses missions. Avec un accent particulier sur « jeune », car la promotion de talents émergeants fait partie du cahier des charges de l’asbl née à la suite de l’année culturelle 2007 organisée par la même équipe autour du directeur Robert Garcia. Alors il fréquente les expositions de jeunes artistes dans les centres culturels locaux, les institutions, les galeries ou encore les initiatives autonomes – et trouve tout naturel de participer au jury de l’émission Generation Art de RTL Télé Lëtzebuerg, qui montre, elle aussi, de jeunes artistes au travail (et dont la deuxième édition sera diffusée à la rentrée d’automne).
Son objectif : dénicher des talents qui pourraient participer à une des expositions du Carré Rotondes : la Triennale des jeunes artistes, dont la dernière a eu lieu l’année dernière, des expositions thématiques ou des grandes initiatives comme All Over, invitant des artistes à réaliser des interventions d’art urbain sur le site de Hollerich. « Je crois pouvoir dire que nous avons montré beaucoup des artistes des jeunes générations que l’on voit actuellement un peu partout chez nous, à la Triennale, lorsqu’ils débutaient… », affirme-t-il. Le schéma de la Triennale est le même depuis 2007 : un curateur invité lance un thème et un appel à participation, à lui de monter une exposition qui fasse sens avec les artistes et les propositions qui se présentent. En 2007, Christian Mosar a ainsi fait la part belle aux univers ludiques, avec Roundabout, où on croisa une première fois consciemment Marco Godinho ou The Plug et qui confirma des talents comme Claudia Passeri, Roland Quetsch, Isabelle Marmann ou Stina Fisch. En 2010, Didier Damiani organisa une édition consacrée aux mutations et aux déplacements, appelée Moving Worlds ; on y vit Christophe de la Fontaine, Catherine Lorent, Mike Lamy, Filip Markiewicz, Max Mertens, Gilles Pegel, Pascal Piron ou encore Eric Schockmel. L’édition de l’année dernière, You I Landscape consacrée au paysage et à la photographie, sous le curatoriat de Michèle Walerich, fit découvrir encore une nouvelle génération, comme Julie Goergen, Serge Ecker ou Sophie Jung.
« En fait, ces jeunes artistes que nous avons exposés trouvent assez vite leur chemin après la Triennale, estime Steph Meyers. On les retrouve rapidement chez Danielle Igniti à Dudelange par après, ou on les reverra au Casino ou au Mudam, qui se sont rapprochés de notre programmation. » Comme le profil de « lieu jeune » du Carré Rotondes s’est affiné au fil du temps, Steph Meyers reçoit très régulièrement des propositions, des dossiers et des demandes de jeunes artistes, parfois encore en pleine formation, qui aimeraient lui présenter leur travail. Si la qualité y est, il essaie alors de les placer dans un événement, ne serait-ce que le très ludique Troc’n’brol, qui a toujours lieu en décembre et montre, pendant une soirée, les œuvres souvent bidouillées de créateurs de tout poil.
ADN Si le Carré Rotondes est pluridisciplinaire et accueille aussi concerts, théâtre et spectacles pour enfants, l’esthétique généreuse de ses salles d’exposition – ce magnifique site industriel avec son petit air de déchéance contrôlée – est un des meilleurs arguments pour y exposer : toutes les œuvres y sont immédiatement valorisées, contrairement aux arrière-salles surfaites des ambassades ou des architectures accidentées des centres culturel régionaux. C’est aussi l’opinion du Cercle artistique, la plus ancienne organisation d’artistes du Luxembourg, qui y tient désormais son Salon. « Nos membres y sont très contents », constate Jean Petit, président du Cal depuis quinze ans. « Il y a eu des sécessions et des ségrégations au sein du Cal, ceux qui en faisaient partie et ceux qui n’en faisaient pas partie… Pour moi, novice à l’époque, c’était incompréhensible, car j’ai toujours vu le rôle du Cercle comme très inclusif, un lieu pour tous les artistes. » Depuis que le Salon annuel se tient au Carré Rotondes, il est devenu plus « branché », plus de jeunes soumettent leurs candidatures et veulent y participer, abandonnant un peu leur scepticisme envers une institution longtemps considérée comme poussiéreuse et défendant des canons esthétiques un peu dépassés. « Nous sommes souvent une ‘première vitrine’ pour les jeunes, constate encore Jean Petit, et une vitrine prestigieuse ! », car le vernissage, très couru, réunit quelque 300 personnes du Tout-Luxembourg, dont fait même régulièrement partie le couple grand-ducal. « Durant longtemps, beaucoup des membres du Cal estimaient que, de part l’art que nous défendons, nous étions un peu en opposition au Casino ou au Mudam, regrette son président. J’ai toujours trouvé que c’était une erreur. Nous ne défendons pas une ‘école’ plutôt qu’une autre, nous défendons la qualité. » Une qualité que garantirait, toujours selon Jean Petit, un jury de sélection, dont la sévérité du jugement est souvent critiquée par les membres – et même, parfois, comme l’année dernière, par le président lui-même.
Il faut juste travailler « Pour moi, le Salon du Cal est une opportunité de montrer mon travail dans un beau lieu, explique Gilles Pegel. Le vernissage est très populaire et j’ai eu chaque année des retours par rapport à mon travail qui m’ont fait avancer. Alors je ne vois pas pourquoi je n’y exposerais pas. » À 33 ans, Gilles Pegel travaille aujourd’hui en indépendant, par choix. Pour pouvoir le faire, il a abandonnée son emploi de graphiste au Mudam, qui lui a aussi permis de voir les arcanes du monde de l’art durant six ans, et fait aujourd’hui ses propres recherches dans son atelier à la maison, et bientôt à Differdange, à la Kreatiffabrik, où il a loué un espace dans lequel il pourra emménager bientôt. Gilles Pegel a parcouru les étapes typiques du « jeune artiste » : Triennale des jeunes en 2010 – son installation Mémoire-Nuage faite de disques durs d’ordinateur en fut un satellite au Kiosk de l’Aica –, Salon du Cal, puis, récemment, il a décroché une commande pour le un pour cent culturel de l’Administration des bâtiments publics : il décorera un grand mur du Lycée de Rédange avec une fresque murale monumentale. Avide de nouvelles technologies, il y puise sa principale inspiration, mais traduit les images qu’il y trouve en un langage formel complexe et minimaliste à la fois, qui implique une longue recherche sur les matériaux qu’il utilise, souvent surprenants. Il sait que le travail en indépendant implique des incertitudes, beaucoup de solitude aussi, mais se pose constamment la question sur le bien-fondé d’un travail – comme la fresque réalisée pour le Lab du Casino : art ou décoration ? Travaillant (encore) sans galerie, il n’est pourtant pas prêt à tout et n’importe quoi pour survivre, « alors je préfère encore faire des jobs à côté, comme les quelques commandes dans le domaine du graphisme que je réalise, voire même faire serveur si nécessaire, plutôt que d’adapter mon travail artistique à un certain canon esthétique ou à la demande du marché. »
Pas de plan de carrière Outre leur amitié et leurs affinités esthétiques, Eric Schockmel partage avec Gilles Pegel la même formation : l’École de recherche graphique à Bruxelles. Artiste indépendant et designer graphique, Eric Schockmel, 32 ans, a terminé ses études à la Saint Martins à Londres – où il est resté. « Vu d’ici, j’ai l’impression que beaucoup d’artistes luxembourgeois attendent un peu qu’on leur propose un plan, dit-il via Skype. Ici, il n’y a pas tout ce système de soutiens qu’on connaît au Luxembourg. Ici, l’art n’est pas fait par les responsables politiques – d’ailleurs, je ne saurais vous dire qui est ministre de la Culture en Angleterre ? – ou d’institutions ; ici, l’art est fait par les artistes ! » Pour vivre, à Londres, Eric Schockmel, créateur de mondes virtuels animés en 3D travaille pour l’industrie privée, réalise des clips ou des animations. « D’ailleurs, ici, c’est souvent dans les motion graphics commerciaux que l’on trouve les gens les plus innovateurs, qui développent de nouvelles formes, comme l’interactive storytelling, que des artistes s’approprieront plus tard… »
En 2007, il était alors encore à la Saint Martins, Eric Schockmel fit partie des jeunes artistes sélectionnés par Christian Mosar pour Elo – Inner Exile – Outer Limits, qui fit le point sur la scène autochtone en mouvement au Mudam. Ses Syscapes, paysages virtuels luxuriants et inquiétants à la fois, exposés à l’époque au Medialab du sous-sol, sont par la suite entrés dans la collection du Mudam et furent montrés une nouvelle fois dans l’exposition I’ve dreamt about en 2011. « Je me souviens des discussions que nous avons eues à l’époque entre artistes, lors du vernissage, nous demandant quelle serait la suite dans notre évolution après cette exposition, raconte Eric Schockmel. Mais en fait, il faut être conscient que cela ne veut strictement rien dire : à l’étranger, cette reconnaissance par le Mudam ne vaut rien. Ici, personne ne connaît le Mudam, ne serait-ce que de nom… »
Depuis Elo, on a retrouvé Eric Schockmel au Carré Rotondes, mais aussi lors d’une exposition chez Bergman-Berglind, éphémère galerie d’art contemporain à Hollerich, et il a reçu le prix du meilleur jeune réalisateur pour son clip vidéo Shemale Obsession lors des premiers Video Clip Awards de la Rockhal… « C’est vrai que j’ai toujours été beaucoup soutenu dans mon travail au Luxembourg, beaucoup plus même que ce que je demandais », affirme Eric Schockmel. Son prochain projet, qu’il développe avec Bernard Michaux de Lucil Film, se situe dans le domaine du cinéma.
Émulation ? En ce moment, le bon plan, pour un artiste au Luxembourg, semble surtout être d’avoir moins de 35 ans. « Je me souviens avoir reçu un prix lorsque je suis revenue de Prague, sourit Trixi Weis, dans le métier depuis vingt. D’ailleurs, je crois que c’est souvent le cas : beaucoup de jeunes reçoivent un prix lorsqu’ils reviennent, comme un bonbon pour les remercier de ce retour au bercail. » Expositions locales, Generation Art, Triennale des jeunes, Prix Schuman, Prix Steichen, aides et bourses Start-Up de l’Œuvre sont autant d’initiatives qui visent à encourager les jeunes artistes. Néanmoins, face à un manque d’opportunités pour évoluer, la crise du discours et de l’échange intellectuels, de l’émulation tout simplement, ils sont de plus en plus nombreux à reprendre le chemin inverse, de repartir s’installer à l’étranger pour y travailler. Le Luxembourg ne reste alors qu’un petit pied-à-terre.